Il serait presque topique d’évoquer la dernière partie de la filmographie, qu’inaugure ce Guêpier pour trois abeilles, comme un dernier élan crépusculaire. Il y a pourtant quelque chose d’étrangement figé dans ces films plus théoriques, donc celui-ci, sorti en 1967, qui joue, par la mise en abyme et l’adaptation (en l’occurrence celle de Volpone de Ben Jonson), sur une reconstitution actualisée des vanités baroques.
Théâtre de la réduction
L’argument est très proche de la pièce du rival de Shakespeare : le voleur est devenu un riche rentier qui coule joyeusement la dernière partie de son existence à Venise et invite, lors d’une ultime farce, les trois amantes qui ont marqué sa vie. Censé être à l’article de la mort, Cecil Sheridan Fox, maître du jeu, leur fait miroiter à toutes trois un héritage substantiel et compte observer de près la petite comédie que les trois intéressées vont livrer sous l’œil attentif du valet, William McFly. Tous les ingrédients de la farce classique sont présents : le malade imaginaire, le second, la servante (Sarah Watkins, interprétée par la jeune Maggie Smith qui arrive à Venise avec la deuxième épouse) et la mise en place d’une comédie humaine qui révèle la torpeur morale de ses acteurs et la vanité de l’avidité et du faux-semblant dans le temps fini de l’être humain. Mankiewicz, dont la position de l’observateur avisé mais finalement impuissant ressemble beaucoup à celle du Limier, mène l’image sans mener la danse.
Dans le décor pesant du baroque tirant sur le rococo, Cecil Fox se livre donc au plaisir de la manipulation : le film s’ouvre sur une représentation de Volpone à la Fenice, commandée et regardée uniquement par lui-même. Le spectateur absolu qu’est Fox arrête la pièce, persuadé qu’il restera maître du temps et des circonstances : n’attendant pas la fin de la représentation, il croit pouvoir faire de sa maison et de la ville de Venise un théâtre dont il tirera toutes les ficelles et dirigera les acteurs. Assez proche en cela d’un Ophuls, Mankiewicz s’assure qu’il n’en sera rien, et, jusqu’au retournement final, les choses et les êtres sont dans le glissement permanent : la riche héritière a perdu son argent, les cocottes perdent de leur superbe et les fidèles seconds prennent leur indépendance. Guêpier pour trois abeilles, bien plus qu’un fable morale sur les apparences sociales et les travers de l’avidité testamentaire, parle de ce qui nous échappe, et de ce qui échappe même à ceux qui croient contrôler leur destin et leur entourage.
L’étouffement du huis clos
Cet antépénultième film de Mankiewicz se scinde en deux parties : la première, partie de la présentation et de l’attente, il faut bien le dire, est assez longue, et, si elle parvient de temps à autre à mettre en valeur l’étouffement des personnages dans les lambris et les espaces sans ouverture aux lumières crépusculaires, notamment dans les confrontations entre Cecil et ses anciennes maîtresses, elle ne convainc pas réellement. Il y a, certes, en trompe-l’œil, une Venise de carton-pâte qui moque l’apparat des décors hollywoodiens et des studios qui viennent de rejeter le réalisateur d’une Cléopâtre à l’échec retentissant. Mankiewicz donne l’impression de se figer dans des constatations somme toutes assez banales sur l’artificialité de l’argent, de la séduction et d’un monde qui semble trop reconstitué pour appeler le réel. Mais dans la seconde partie, grâce à une émotion naissante entre McFly et Sarah qui sort le film de son petit théâtre miniature, Guêpier pour trois abeilles s’affranchit davantage de la narration répétitive des aventures britanniques d’Hercule Poirot.
L’humour en mode mineur, la fatigue visuelle qu’impriment les décors ampoulés et la théorisation de la manipulation par Cecil Fox s’épuisent… et de cet épuisement renaît finalement une forme de liberté, dans le ton et dans la forme, qui prouve que Mankiewicz n’a pas réellement perdu sa vitalité. Le réalisateur de Chaînes conjugales et de L’Affaire Cicéron retrouve une forme de jubilation à laisser ses personnages évoluer en dehors du cadre donné, à démonter la mécanique dramatique qui, jusqu’à la dernière minute, échappera une nouvelle fois à ses protagonistes. Guêpier pour trois abeilles n’est pas l’œuvre la plus marquante d’un créateur que l’on a connu plus vivace et explosif. Mais, après l’exclusion de Mankiewicz du Saint des saints hollywoodien, elle dénote mine de rien une liberté artistique en ces temps de renouvellement (la fin des années 1960) qui n’est ni désagréable ni totalement compassée.