Premier grand chef d’œuvre de Mankiewicz, L’Aventure de Mme Muir fait partie de ces grands classiques qui ont marqué l’histoire du mélodrame d’après-guerre. Si le film, sorti en 1947, arrive très tôt dans la carrière du réalisateur de Cléopâtre, il n’en porte pas moins les thématiques que l’auteur n’aura de cesse de développer par la suite. Avec ce portrait d’une femme esseulée qui vit une extraordinaire histoire d’amour avec un fantôme, Mankiewicz crée un écrin délicat où l’absurde côtoie la flamboyance jusqu’à ce final d’une insondable mélancolie.
À la croisée des influences
Arrivée sur le tard derrière la caméra, Joseph L. Mankiewicz n’a pourtant pas encore quarante ans lorsqu’il réalise L’Aventure de Madame Muir, son quatrième long-métrage. Depuis sa première mise en scène, Le Château du dragon en 1946, le réalisateur enchaîne les projets (un à deux par an) et maintiendra ce rythme soutenu jusqu’au milieu des années 1950, les échecs commerciaux que seront Blanches colombes et vilains messieurs (1955) et Un Américain bien tranquille (1958) l’amenant à ralentir considérablement la cadence. C’est peu dire si au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’homme érudit que fut Mankiewicz avait une insatiable envie de cinéma. Au début des années 1930, il commence à se faire un nom à Hollywood en qualité de scénariste (notamment pour les films de W.S. Van Dyke) puis producteur (on lui doit le Furie de Fritz Lang et quelques films de Frank Borzage). Suite aux graves problèmes de santé d’Ernst Lubitsch, il reprend la main sur ce qui devait être son premier long-métrage, Le Château du dragon, où il embarque Gene Tierney, déjà présente dans ce qui serait le film testamentaire de l’auteur de Sérénade à trois, le magnifique Le ciel peut attendre (1943).
Autant d’éléments pouvaient difficilement permettre à Mankiewicz de s’affranchir complètement de cette filiation alors que, quelques mois plus tôt, sortait sa comédie la plus « lubitschienne », Un mariage à Boston, restée inédite sur les écrans français jusqu’en juillet 2004. Dans la première partie de L’Aventure de Madame Muir, le réalisateur n’est d’ailleurs pas avare de bons mots et de légèreté badine alors qu’il dépeint une situation qui, a priori, serait plutôt synonyme de pathos : Lucy Muir, une jeune veuve, décide de quitter sa sinistre belle-famille pour élever seule sa petite fille dans une maison isolée en bord de mer. Ne reculant devant aucun archétype, les premières scènes diffusent une ironie (qui gagnera en cruauté dans les œuvres à venir, notamment dans Chaînes conjugales et Eve) qui fait de L’Aventure de Madame Muir une œuvre à la croisée de l’absurde et du mélodrame. L’arrivée inopinée d’un fantôme (interprété par le génial Rex Harrison), source de malentendus et de sursauts en tout genre, fait constamment dévier le film de sa ligne mélodramatique. À cela s’ajoutent les premiers plans du film, une falaise battue par les flots, qui ne sont pas sans rappeler l’atmosphère hitchcockienne de Rebecca, la partition musicale de Bernard Herrmann n’y étant pas totalement étrangère non plus.
Portrait de femme
Pourtant, loin de se contenter d’imiter ses aînés, Mankiewicz impose rapidement un style qui lui est propre, faisant des rapports psychologiques entre les personnages la colonne vertébrale de ses œuvres. Sans souci du spectaculaire (c’est probablement ce qui lui vaudra un revers pour son Jules César) ni d’un rythme effréné (idem pour Blanches colombes et vilains messieurs), le réalisateur ne s’en limite pas moins au récit et aux dialogues. Il édifie patiemment l’espace mental de ses personnages (comme dans Soudain l’été dernier en 1959 ou encore Le Limier, son dernier film sorti en 1972) mais surtout, il s’attache toujours à dresser un portrait mordant, ironique et souvent cruel de ses contemporains, prisonniers de leur environnement socio-historique (Chaînes conjugales et ses desperate housewives en 1949, Un Américain bien tranquille en 1958). C’est cette somme d’ingrédients qui rend Un Américain bien tranquille d’abord insaisissable mais qui lui permet de se bonifier à chaque nouveau visionnage, révélant un peu mieux à chaque fois ses qualités intrinsèques. D’une femme et de sa solitude, il est évidemment beaucoup question au cours du film mais jamais le réalisateur ne cherche à s’appesantir sur ce constat, multipliant les allers-retours (et donc les ponts) entre une société londonienne qui ne laisse que très peu de chances aux femmes indépendantes, et une maison reculée, espace de la marge, éloge de la fuite, où l’héroïne nourrit une croyance totalement irrationnelle.
Et c’est bien là que le plus improbable arrive : Lucy Muir fait la connaissance d’un marin décédé, occupant autrefois la demeure, avec qui elle va se lier d’amitié avant d’en tomber finalement amoureuse. Sans véritable dramatisation (quelques scènes jouent sur le suspense de l’apparition, rien de plus), ni effet spécial (on a rarement vu un fantôme à ce point fait de chair et d’os), Joseph L. Mankiewicz fait le pari que son public croira réellement au caractère étonnant de cette rencontre. De foi, il en est beaucoup question dans le film : celle du personnage principal pour son indépendance au risque de la précarité financière (elle n’est cependant pas traversée par le doute), mais surtout en l’amour et ses capacités à s’affranchir des règles cartésiennes. Jamais la jeune veuve n’est apeurée ou ne s’inquiète de ce que les autres pourraient penser de ses conversations avec l’au-delà. Elle accepte tout simplement la situation comme un état de fait, comme un prolongement de sa psyché qui finit par devenir l’écrin du film au fur et à mesure que les personnages malveillants sont écartés du récit.
Mort et flamboyance
Mankiewicz insuffle une certaine forme de sérénité ou de sagesse à son film tandis que la marche de son héroïne vers la mort est inéluctable. Les ellipses s’enchaînent sans heurt, le montage privilégiant une fluidité parfaitement maîtrisée (comme dans Chaînes conjugales->1547] et Eve plus tard). Pourtant, mis à part le physique vieillissant des personnages, le passage des années ne semble avoir aucune prise sur ce qu’est fondamentalement Lucy Muir. Ses mémoires ? Elle a déjà écrites celles de son compagnon fantomatique, dictées par ce dernier alors qu’elle n’était encore qu’une jeune femme. Une rencontre ? Elle a jadis envisagé de se remarier avec un écrivain cynique et dragueur (encore une fois, géniale interprétation de George Sanders) avant de se replier définitivement sur son monde intérieur. Rien ne semble finalement l’avoir fait dévier de cette maison qui, à la première seconde, n’a pas cessé de maintenir un désir, une attention, une flamme lui faisant tourner le dos au monde des vivants.
La belle idée du film est d’avoir momentanément séparé l’héroïne et son fantôme au cours d’une scène déchirante d’adieu et d’avoir fait de ces expériences surréalistes un simple songe englouti dans les abîmes de la mémoire et de l’inconscient. Au-delà de l’intérêt que cela représente au niveau du scénario (démantèlement d’une situation de départ propice à l’enlisement), l’évocation soudaine de cet homme immatériel par la fille de Lucy Muir amène inéluctablement un bouleversant retour de la fiction. Dès lors qu’un rêve devient une réalité partagée par deux individus, il pose alors la question de l’opposition entre matérialité et immatérialité, d’autant plus que la jeune femme, en se mariant de son côté avec un aventurier moderne (un aviateur), éprouve physiquement ce qui n’est resté qu’une expérience intérieure pour sa mère. La scène finale n’est que le point d’aboutissement ce qui restait en germe depuis le tout début du film. Les adieux au monde des vivants n’ont ici aucune forme de fin en soi mais marquent plutôt le début d’une histoire sans cesse reportée, d’une promesse qu’on aurait fini par croire compromise. L’évidence de ces retrouvailles ne repose encore une fois que sur l’indéfectible croyance du cinéaste, de son héroïne et du public pour cette histoire qui s’est continuellement affranchie de tout réalisme. La mise en scène élégante et discrète de Mankiewicz évite une explosion de flamboyance, trop souvent mal digérée dans la plupart des mélodrames, et se contente de rejouer cette bouleversante petite musique (magnifique partition de Bernard Herrmann) qu’on croyait avoir oubliée et qui, dans un dernier sursaut, vient nous apporter la jeunesse éternelle.