Film hybride et inclassable dans la filmographie de Joseph L. Mankiewicz, le méconnu L’Affaire Cicéron mélange les genres et brouille les pistes avec le brio perfectionniste que l’on connaît du réalisateur d’Eve. Servi par un James Mason ambigu et une Danielle Darrieux vénéneuse et inattendue, le film développe une habile réflexion sur la soumission (amoureuse et/ou idéologique) sur fond de nazisme et de morale dilapidée. À redécouvrir.
En 1951, lorsque Joseph L. Mankiewicz réalise L’Affaire Cicéron, il est encore un jeune réalisateur (son premier film, Le Château du dragon date de 1946) mais s’est déjà imposé, en l’espace de deux films (Chaînes conjugales en 1949 et Eve en 1950), comme l’un des nouveaux maîtres d’Hollywood au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais loin de nous imposer une nouvelle fois son art du montage en flash-back (les deux films précités auxquels s’ajouteront par la suite La Comtesse aux pieds nus en 1954 et dans une moindre mesure Soudain l’été dernier en 1959), le réalisateur opte ici pour un astucieux mélange des genres, associant le bon mot et la sophistication de Lubitsch et le sens du suspense d’Hitchcock.
Inspiré de l’histoire vraie de l’espion de guerre Cicéron, Five Fingers (pour son titre original) se déroule à Ankara en 1944, au moment crucial où les Nazis prennent conscience de certaines difficultés pour remporter la guerre qu’ils ont déclenchée. Conscient de ce qui se trame pour l’ennemi allemand, le valet de chambre de l’ambassadeur du Royaume-Uni en Turquie s’empare de très précieux documents qu’il propose de revendre à prix d’or aux disciples d’Hitler. D’abord soupçonneux, ces derniers finissent par accepter l’offre ; la spirale infernale ne fait donc que commencer.
Ne se contentant pas de mettre en scène un simple film d’espionnage sur fond de Seconde guerre mondiale, Joseph L. Mankiewicz finit par prendre cette trame pour prétexte pour s’intéresser à ce qui le fascine finalement chez l’être humain : son aptitude à manipuler les uns, à se soumettre aux autres, à faire fi de sa morale en occultant tout principe de responsabilité individuelle. Cet espion, Ulysses Diello de son vrai nom, est avant tout un serviteur trop honteux de sa condition pour ne pas voir dans cette opportunité le moyen de s’affranchir d’un rang qui ne lui permet pas, selon toute bienséance, de conquérir le cœur de la comtesse Anna Staviska (Danielle Darrieux).
Prisonnier de son statut, l’espion met tout en œuvre pour se rapprocher d’elle : il en fait sa complice pour devenir son amant. Mais comme le lui fait remarquer la belle, son attitude trahit un manque de légitimité que seul l’argent peut combler. Progressivement, le contexte historique passe alors au second plan. Personnage principal de l’intrigue, Cicéron arbore pourtant une morale qui pose un certain nombre de difficultés pour que le spectateur s’identifie totalement à lui. À l’image de cette Suisse dont il est si souvent question dans les brillants dialogues, Cicéron et la comtesse Staviska s’adaptent à toutes les idéologies, ne remettent jamais directement en cause le nazisme tout comme ils ne se vendent pas totalement à l’ennemi. Seul l’argent guide leur conduite : instinctive pour la comtesse, plus désespérée pour l’espion. Toute la lutte des classes est ici traduite par cette distinction amplifiée par les rôles que chacun occupe dans la négociation des documents : elle n’a rien à prouver, juste à rester elle-même – une noble – pour assurer sa survie ; lui doit changer d’identité pour croire qu’il peut appartenir à un monde qui l’exclut.
L’interprétation fait enfin beaucoup à la réussite de ce film. En espion torturé, James Mason assume une sorte de virilité défaillante, l’érigeant en faille de tous les instants (particulièrement dans ses rapports avec la comtesse mais aussi avec l’ambassadeur), à peine masquée lors de ses numéros d’espion professionnel auprès des nazis. De son côté, Danielle Darrieux excelle dans un registre subtilement ambigu : la fraîcheur presque juvénile de son visage et sa grâce naturelle sont érigées en trompe-l’œil pour mieux dissimuler la déchéance d’une noblesse prête à tous les arrangements avec la morale. Un brin sadique, Mankiewicz observe un monde de pantins où chacun s’obstine à trouver la meilleure place sur le théâtre. Mais à l’image de son rebondissement final, le réalisateur américain nous rappelle que la scène n’est pas bien grande et que chacun a vite fait de disparaître dans les coulisses.