Non content de signer, avec The Late George Apley, une comédie brillante, doublée d’une étude de mœurs incomparable de finesse et de mordant, le grand Mankiewicz nous invite au plus beau spectacle cinématographique qui soit : le spectacle d’un homme qui change et, ce faisant, élargit son horizon.
Mettre en scène l’inflexion d’un caractère aveugle et borné est l’une des tâches les plus délicates — mais aussi des plus jouissives — de la comédie. Point n’est besoin de remonter à L’Avare ou au Malade imaginaire pour en convenir. Le caractère, ce couloir tout tracé de la volonté humaine, est généralement ce qui nous fait dire de quelqu’un : « on ne le changera pas ». Réputé inflexible, donné chez la plupart des personnages de fiction comme leur base invariante, on comprend qu’il faille une fiction entière pour faire croire à son évolution. La conversion trop rapide d’un personnage, la reddition obtenue trop facilement d’un caractère, peinent à convaincre. C’est bien normal : ce genre d’événement tient, dans la vie courante, du miracle et la représentation du miracle a toujours constitué, pour le cinéma, une sorte d’épreuve du feu. Renverser un caractère est un combat épique, cela revient à prendre d’assaut une forteresse, à faire céder sa défense sous les coups d’un feu ininterrompu. Il est préférable que le caractère en question se montre, dès le départ, à ce point absurde de rigidité que son entêtement compromette — comme le veut la tradition comique — le bonheur des jeunes générations. Pour sauver l’éternel Orgon de ses mauvaises habitudes, ses proches n’ont en général d’autre solution que de lui tendre bien en face le miroir de ses ridicules.
Quel coup s’est montré assez décisif pour ébranler les certitudes de l’honnête George Apley, figure de proue de la bonne société bostonienne, garant des convenances et président d’une myriade de clubs distingués et autres sociétés de bienfaisance ? Lui qui trouve dans les volumes d’Emerson, soigneusement rangés sur sa bibliothèque, de quoi conforter son esprit paresseux, tremble le jour où Howard Boulder, fiancé à sa fille Eleanor, lui affirme que son auteur favori ne fut pas seulement cet inoffensif fournisseur de maximes mais, en son temps, un penseur radical et novateur. Serait-ce la franchise de sa fille étudiante qui, défendant auprès de son père le jeune professeur dont elle s’est entichée, finit par lui conseiller la lecture de Freud ? Quand la douce épouse de George Apley, Caroline, le questionnera sur le fond de cette nouvelle lecture, il ne pourra faire autrement que de lâcher avec force pincettes le mot « sexe », véritable révolution au sein du foyer et de la comédie hollywoodienne (le film date tout de même de 1947). Le coup de grâce n’aurait-il pas plutôt été porté par un fils qui, en âge de se marier, néglige sa cousine Agnès, aimante niaise que sa famille s’évertue à lui coller dans les pattes, pour risquer la mésalliance avec la fille d’un entrepreneur outilleur (pensez donc, quelqu’un qui doit travailler pour vivre) ? De la prononciation d’un mot tabou à l’horizon d’une mixité sociale, on ne sait quel bélier vient à bout de ce ronron de bonnes habitudes, structurant la vie de George Apley depuis des lustres. Mais ses proches les mieux veillants ont compris ceci qu’au principe de son conformisme, au principe de son dérisoire engagement dans de médiocres mondanités provinciales, ne trône pas seulement une vanité mais aussi un sincère souci de bien faire (de faire le bien). De servir la communauté, à commencer par celle de sa famille.
Voici donc la faille par où s’engage la mue de George Apley, homme de bonne volonté. Sans cesse travaillé par le souci de garder l’esprit ouvert, il s’accorde par là même la possibilité de douter. Il conserve ce sain étonnement devant les curiosités du monde (qu’il s’agisse d’un oiseau rare observé sur la branche d’un arbre ou du flétrissement des us), éveil enfantin ou restes d’un vieil esprit philosophique (c’est pareil), et se rend compte, grâce à lui, de la caducité de ses méthodes d’intervention sociale. Plutôt que de veiller à la conservation d’une Loi ancestrale détachée du réel, il apprend la jurisprudence ; plutôt que d’imposer son ordre aux nouvelles générations, il apprend à les accompagner. Ainsi, George Apley n’est pas seulement un personnage bourré de ridicules, aimable bois à jeter au moteur de la comédie. Il est, aussi, un personnage admirable. Admirable pour les efforts qu’il déploie à analyser la situation, à comprendre ce qui lui arrive, à saisir le bouleversement qu’insufflent les jeunes générations dans ce tissu social hermétique, confit d’habitudes grotesques. Ces efforts, justement, on ne peut les mesurer qu’au ridicule de son étroitesse d’esprit initiale, lui qui ne voit alors pas plus loin que le bout de Boston. Ils sont énormes, ces efforts, ils repoussent les frontières. Apley carbure, Apley travaille : il passe d’un aveuglement complet à un début d’horizon ; il fait un pas de géant.
L’ironie féroce de Mankiewicz, soutenue par une camera souple et mobile, circulant d’un membre à l’autre de cette petite société compassée, les poursuivant d’une pièce à l’autre de leurs luxueux appartements, ne se laisse jamais aller à une rigueur de fer, à une accusation complète et définitive. Le regard porté sur ses personnages ne reproduit jamais à son compte ce qui leur est reproché (la vision bornée et univoque). Le cinéaste leur accorde la possibilité de se racheter, la chance d’échapper un instant à leur morne définition. En se montrant à la fois sévèrement critique et compatissant, Mankiewicz pénètre les territoires d’une complexité psychologique peu commune. Chez lui, le personnage n’est jamais ce rigide programme répondant à des catégories prédéfinies, mais une glaise souple et malléable. Ce qui lui permet de mieux cerner ses ennemis et de les combattre à tous les endroits de la société. Ces ennemis, on peut les nommer : conformisme, pression sociale, conservation, provincialisme. Ils ne se tiennent pas toujours là où on les attend.
Citons deux scènes pour l’exemple. Quand George Apley, pris d’un élan d’ouverture, décide de vaincre ses préjugés en rencontrant le père d’une certaine Myrtle Dole, inférieure sociale dont son fils s’est épris, c’est lui qui prend une leçon inattendue de conformisme de la part de l’entrepreneur. Ce dernier prône, cigarette au bec et whisky à la main, le respect des partitions sociales, la non-miscibilité des milieux. Enfin, si l’on devrait décrire l’acte le plus violemment despotique du film, nous choisirions moins les nombreux refus entêtés que George Apley oppose à la passion amoureuse de ses enfants − ils n’ont qu’un temps et ne se ferment pas à la discussion — que ce terrible moment où le jeune professeur, fatigué d’attendre la main d’Eleanor, tombe sur son père dans une rue de New-York et lui lâche ses quatre vérités. Il lui déverse d’un coup un tombereau de reproches amers qui, s’ils frappent souvent justes, n’en paraissent pas moins comme une irruption brutale et inique. C’est certainement parce qu’au fond, nous savons que George Apley ne fait plus la sourde oreille depuis longtemps. Il écoute et encaisse. Il prend cette attaque au sérieux et se laisse blesser sans résister, en martyr maladroit, en victime bouche bée. À cet instant, on sait que le patriarche propret, bien sous tous rapports, a changé. Les paroles du vieil Emerson, même neutralisées par la poussière d’une étagère, auront discrètement porté leurs fruits, poussés dans l’ombre de l’inconscient.