Mankiewicz, quatre Oscars en poche, veut quitter Hollywood, ce pays de l’inculture selon lui, pour l’univers plus intellectuel du théâtre, quand la MGM de Dore Shary lui offre un contrat en or, qui laisse au cinéaste une grande liberté dans le choix des sujets. John Houseman, producteur à la MGM, lui propose alors d’adapter Jules César de Shakespeare à l’écran : le théâtre, sa passion de toujours, venait à lui. Et nul doute que le film qu’il créa est digne du texte élisabéthain autant que du cinéaste lui-même.
Mankiewicz à Hollywood fait figure de mouton noir : une image consciemment entretenue par le cinéaste lui-même qui ne cessa de fustiger l’inculture des empereurs du cinéma. Un lettré au pays du spectacle et du divertissement. Pourtant, c’est bien à Hollywood que Mankiewicz fit sa carrière. En retour, il fut lui-même constamment affublé d’étiquettes péjoratives, qui pointaient l’incessant bavardage de réalisations auxquelles on n’hésitait pas à dénier la qualité d’œuvres cinématographiques, en les qualifiant méprisamment de « théâtre filmé ». Pourtant, Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives, 1949) et Eve (All About Eve, 1950) viennent de lui rapporter quatre Oscars, témoignant de la reconnaissance du monde du cinéma. Quant à Shakespeare, il a, à Hollywood, la réputation d’être infilmable. En apparence, Mankiewicz et Shakespeare à Hollywood, c’est apparemment une rencontre miraculeuse dans un lieu improbable. C’est surtout le fruit d’une collaboration réussie entre un cinéaste exigeant et un système qui, incarné ici par le producteur John Houseman, de la Metropolitan Goldwyn Mayer, fit preuve de son ouverture.
Le teatrum mundi
« Si j’ai tourné Julius Caesar, c’est que je ne connaissais pas d’auteur dramatique plus vivant que Shakespeare. Je crois que, convenablement porté à l’écran aujourd’hui, il en a plus à dire, et plus profondément, sur l’être humain et ses rapports avec la société qu’aucun écrivain d’hier et d’aujourd’hui. » Shakespeare, un « auteur vivant », « notre contemporain », dira aussi Mankiewicz. Est-ce à dire qu’il faudrait lire dans Jules César (le film) un parallèle avec l’Histoire récente ? Le film raconte la mise à mort d’un dictateur (tout au moins d’un tyran en puissance) – Jules César, on l’aura deviné – par un groupe de conjurés, au nom de la République romaine, pour la sauvegarde des libertés. L’œuvre est entièrement construite autour de ce climax central qu’est le meurtre de Jules César, en plein Sénat, lors des Ides de mars 44 (av. J.-C.) Mais l’ironie tragique n’est pas longue à se faire sentir : l’oraison funèbre immédiatement prononcée par Marc-Antoine sur les marches du Sénat est un chef d’œuvre de manipulation de la foule présente sur le forum, galvanisée par une mise en scène et une rhétorique digne des plus grands dictateurs, et annonce la victoire finale de celui qui se présente comme le fils spirituel de César, le digne héritier du césarisme. Dans l’esprit de John Houseman, producteur du film, l’œuvre devait nécessairement évoquer, dans l’esprit des spectateurs, les dictatures fascistes et nazies, la mise en scène du pouvoir, la manipulation du peuple par le verbe. Mussolini galvanisant le peuple romain depuis son balcon, Hitler à Nuremberg. Orson Welles en 1937 avait justement mis en scène pour le Mercury Theatre une adaptation du Jules César de Shakespeare, produite… par John Houseman, dans laquelle le parallèle entre César et Mussolini était rendu explicite par le caractère moderne de la mise en scène. Mankiewicz ne semble pas vraiment se soucier d’assimilations historiques aussi précises. Ou plutôt : peut-être souhaite-t-il que son film fasse naître de telles associations dans l’esprit du spectateur, mais c’est à travers le prisme d’une réflexion plus « générale » sur l’homme, sur les rapports des hommes entre eux et avec la société, qu’elles pourront prendre forme.
Car l’on retrouve ici une interrogation qui revient constamment dans l’œuvre de Joseph Mankiewicz : le statut de la parole, son rapport à la vérité et au mensonge. Le monde est un théâtre, et le mot est tour à tour un masque ou l’instrument de la vérité. D’où l’on en conclut que ne peut s’y fier, faute de savoir… C’est par les mots que les hommes se livrent, se découvrent, peut-être, c’est à coup de mots qu’ils se persuadent les uns les autres, qu’ils se livrent bataille. Rien n’est univoque, tout est affaire de manipulation. De ce point de vue, l’oraison funèbre prononcée au forum par Marc-Antoine est une performance digne des plus acteurs, transformant les marches du Sénat en une scène théâtrale et le peuple romain en un public attentif. Ajoutons que la mise en scène de Mankiewicz est ici remarquable, en ce qu’elle plonge à de nombreuses reprises le spectateur de la salle de cinéma au milieu de la foule romaine assemblée sur le forum, comme pour signifier plus clairement l’assimilation entre le monde « réel » et le théâtre. Marlon Brando atteint ici un sommet de son jeu, alternant avec une force de conviction impressionnante les invectives et les flatteries, la colère et les larmes, adaptant ses paroles, ses gestes, ses mimiques, aux émotions qu’il veut susciter chez son auditoire. Petit détail, signe de la parfaite maîtrise, par l’acteur, de son jeu, de sa pleine compréhension, aussi, du sens de la scène : à la fin de sa tirade, alors qu’il tourne le dos à la foule transportée pour rentrer dans le Sénat, Antoine-Brando esquisse pour lui-même un sourire d’auto-satisfaction, teinté de tout le mépris qu’il ressent pour cette foule qui s’est laissée si facilement convaincre par ses paroles. De manière générale, les personnages sont, dans le film comme dans la pièce, bien plus complexes qu’on n’a pu le dire, et les mots, loin de lever les ambiguïtés, les prolongent, les renforcent. Brutus est plus linéaire, certes : incarnation stoïcienne d’une véritable noblesse morale, il se résout à tuer César, son ami, son père, pour prévenir sa transformation en tyran. Mais Antoine, qui, dans la scène du forum, a ironisé sur ces « hommes d’honneur » que sont les conjurés, parmi lesquels Brutus, reconnaît sur son cadavre que lui seul fut un homme. Éloge enfin sincère ou nouvelle manipulation d’un homme qui se sait écouté et doit encore asseoir son pouvoir ? Cassius veut-il tuer César par amour sincère de la République ou plutôt par haine de soi et jalousie envers les autres ? Les personnages ne sont pas réellement ce pour quoi ils se donnent, ou plutôt ils se dissimulent sans cesse, aux autres, mais aussi à eux-mêmes, ils jouent un rôle sur une scène, et les mots sont l’instrument des révélations autant que des manipulations.
Le monde est un théâtre, donc : Eve, deux ans plus tôt, nous avait déjà prévenus, La Comtesse aux pieds nus, après Jules César, sera là pour nous le rappeler. Et Cléopâtre, encore… Et parce que la vérité se fait intermittente, parce que chacun joue rôle, tous les personnages ont une conscience exacerbée du caractère volatile, éphémère, de leur être. L’œuvre de Shakespeare rencontre donc parfaitement un thème qui obsède le cinéma de Mankiewicz autant que celui de la vérité : la fuite du temps, la mort, et l’angoisse qui pousse chacun à lutter contre la disparition. Les mots ne sont en fait que l’instrument d’acquisition d’une puissance qui permettra à son détenteur de fixer dans le marbre ou le bronze un double de soi que rien ne pourra altérer. Significativement, statuettes et statues sont au cœur des films que nous venons de citer : dans Jules César, le jeu que Mankiewicz instaure entre les personnages et diverses statues, celles de Pompée, et plus encore celles de César, rappelle avec force que l’enjeu n’est pas seulement la sauvegarde des libertés contre la soif de pouvoir de certains, mais que tous, ou presque, ont au cœur cette angoisse plus profonde : lutter contre la disparition. Peut-être est-ce dans cette interprétation du texte que Mankiewicz montre qu’il fait aussi, tout en restant parfaitement fidèle à sa source, œuvre personnelle. Viendrait à l’appui de cette idée la scène – une des rares scènes ajoutées par Mankiewicz au texte de Shakespeare – dans laquelle Antoine, après sa « conférence » avec Octave et Lépide, saisit le buste de César pour le tourner vers lui, le regarder droit dans les yeux, avant d’aller s’asseoir sur une chaise portant le nom du dictateur. Comment signifier plus clairement qu’Antoine, acteur dans le théâtre du monde, encore voué à l’éphémère des rôles qu’il endosse, fait tout pour entrer, comme César, dans l’éternité ?
Du théâtre filmé ?
Que Mankiewicz théâtralise à l’extrême sa mise en scène n’a donc rien d’étonnant, ni de condamnable, dans une œuvre qui dénonce le monde comme un théâtre. Mais surtout, la mise en scène est au service du texte shakespearien, et Mankiewicz ne dissimule pas son allégeance à l’auteur élisabéthain : Shakespeare’s Julius Caesar, voilà le titre de l’œuvre tel qu’il apparaît dans le générique du début du film. Et force est de reconnaître que le film rend bien à Shakespeare ce qui est à Shakespeare : la puissance évocatrice du texte. Le spectacle, au sens du spectaculaire hollywoodien, n’a pas sa place dans le film, car rien ne doit détourner l’attention du spectateur du drame humain qui se joue, et qui se joue dans les mots. Même la couleur s’est vue refuser le droit d’entrer dans ce film, afin de concentrer l’intérêt sur les conflits de caractères, sur la tragédie humaine, et non sur l’arrière-plan. Le décor (récupérés en partie du Quo Vadis de Mervyn LeRoy) et les costumes n’ont pas pour but de faire couleur locale, ni de favoriser les comparaisons historiques : ils évoquent Rome, évidemment, mais visent plus la transparence qu’un quelconque exotisme. Il faut néanmoins reconnaître que dans les scènes censées se dérouler en extérieur, les décors affichent parfois un peu trop leur facticité. Ce jugement ne concerne pas la nuit précédant le meurtre, dans laquelle au contraire un certain expressionnisme de la mise en scène se met avec bonheur au service de l’atmosphère de fin du monde qui imprègne alors le film : c’est plutôt à la fin de l’œuvre, où se jouent les morts de Cassius et de Brutus, que le décor tend à faire pacotille, ce qui n’est pas sans contribuer à rendre moins convaincantes des scènes qui ne sont pas la plus grande réussite du film. En effet, vers la fin du film, la mise en scène tend alors à devenir extrêmement hiératique, et la théâtralisation n’est plus véritablement au service du texte, perdant de sa justification. Il est regrettable que les suicides des deux conjurés émeuvent si peu, cela tient peut-être à certaines coupes dans cette partie du texte – coupes que Mankiewicz regrettait lui-même et qui auraient suscité de violentes disputes avec les producteurs ; mais la mise en scène est bien celle de Mankiewicz, et elle échoue ici à convaincre.
Dans l’ensemble cependant, c’est avec succès que Mankiewicz met sa mise au scène au service du drame humain qui se joue. Les mouvements de caméra y contribuent fortement : le cinéaste utilise abondamment le plan séquence, pour conserver l’unité entre l’image et le déroulement des répliques des personnages, il favorise les travellings d’accompagnement des personnages, et multiplie les zooms et les gros plans qui tentent de capter sur les visages les indices d’une vérité que les mots ont tendance à masquer. Rien n’est plus révélateur des choix accomplis par le cinéaste que la scène dans laquelle Cassius raconte à Brutus comment il sauva un jour César de la noyade. Nulle tentative, ici, de donner vie au récit par l’image, par un quelconque flash-back, dont on sait pourtant qu’ils abondent dans les films du cinéaste : car la force évocatrice, la magie créatrice du verbe shakespearien suffit à faire naître les images dans l’esprit du spectateur. Mais le cinéma est un art de l’image, nous dira-t-on, et Orson Welles semble l’avoir mieux compris dans son Othello. Certaines comparaisons n’ont en réalité pas lieu d’être, et la mise en scène baroque, expressionniste, d’Othello rend justice au sens de l’œuvre shakespearienne, autant que les choix de Mankiewicz expriment parfaitement le Jules César de Shakespeare. Il ne faudrait pas confondre image et spectacle (et aucun des deux réalisateurs ne le fait). Ce qui compte dans cette scène, ce n’est pas le récit du sauvetage, et sa visualisation n’a donc pas grand intérêt, si ce n’est « spectaculaire » : ce qui importe, c’est le visage de Cassius, et tout ce qu’il traduit, sa haine pour un dictateur dont l’apparente toute puissance dissimule une couardise réelle – c’est ce que dit le discours, mais aussi la jalousie d’un homme rongé par l’envie – et c’est ce que traduit le visage, dénonçant l’ambivalence d’un homme mu autant par une réelle volonté de sauver la République que par une haine destructrice des autres et surtout de soi. La mise en scène de Mankiewicz saisit ici remarquablement le sens profond du texte, de l’œuvre shakespearienne, au lieu de céder à la facilité du spectacle gratuit. Jules César est du théâtre filmé, certes, cela ne veut pas dire que ce n’est pas du cinéma.
Il faut néanmoins avouer que ce refus du spectacle hollywoodien, le souci de faire œuvre culturelle, peuvent aussi empêcher Mankiewicz d’utiliser les ressources spectaculaires du cinéma quand elles pourraient se mettre au service du texte shakespearien : la bataille de Pharsale prend dans le film la forme d’une assez pitoyable embuscade de western, dont ni Houseman ni Mankiewicz n’étaient fiers : mais les raisons économiques qu’ils ont invoquées ne nous convainquent pas. La cause ne serait-elle pas plutôt la répugnance du cinéaste envers toute forme de spectacle « populaire », dont les batailles feraient partie ? Il est vrai que l’on ne s’explique pas, en revanche, pourquoi le cinéaste a coupé la scène de l’acte V dans laquelle les camps ennemis, avant de combattre physiquement, se livrent une bataille verbale : c’est pourtant par là, précisément, que Mankiewicz aurait pu compenser son aversion pour les batailles rangées et donner à son film un relief qui lui fait fortement défaut vers la fin. Il faut reconnaître à la musique de Miklos Rozsa (compositeur des musiques de Quo Vadis (1953) et Ben-Hur (William Wyler, 1959) de compenser ce manque de relief, par un jeu remarquable sur deux compositions construites en contrepoint : pour l’armée d’Antoine une marche écrite sur le thème musical qui incarnait César jusqu’alors, et une composition basée sur le thème plus doux de Brutus.
Shakespeare, notre contemporain
Comment, ici, alors que l’on évoque la manière dont Mankiewicz résout – le plus souvent avec bonheur, parfois, comme nous venons de le voir, de manière plus contestable – l’apparente dualité théâtre-cinéma, comment passer sous silence tout ce que le film doit à ses acteurs ? L’alliance se révèle féconde entre la théâtralisation de la mise et le jeu remarquablement naturel de la plupart des acteurs, pourtant confrontés à une langue poétique exigeante. Une mention particulière doit être faite pour les performances de Marlon Brando en Marc-Antoine aussi impétueux qu’il est maître de lui-même, et John Gielgud en Cassius, moraliste vindicatif aux motivations ambivalentes. Pour Marc-Antoine, Mankiewicz avait d’abord pensé à Richard Burton, qui incarnera effectivement le personnage quelques années plus tard dans la Cléopâtre de Mankiewicz (mais il s’agira alors d’un Marc-Antoine au tempérament et à la stature bien différents de celui de Jules César) ; celui n’étant pas libre, il se tourna, à la surprise générale, vers Marlon Brando : le « marmonneur », formé à l’Actors Studio ne semble pourtant pas le plus indiqué pour incarner un personnage shakespearien. « L’idée de Brando, mangeant ses mots, jouant Marc-Antoine, a servi à tous les comiques à travers le monde. » Que l’acteur se soit ensuite vu proposer de jouer Shakespeare au théâtre suffit à prouver la qualité d’un jeu qui parvient à restituer l’intensité poétique et dramatique du verbe shakespearien avec le naturel de l’improvisation. Homme de scène rompu à Shakespeare, John Gielgud était lui-même peu confiant, avant le tournage, en la possibilité d’adapter Shakespeare pour l’écran, d’en faire notre « contemporain » : son jeu et sa diction sont plus « théâtrales » que celles de Marlon Brando, tout en restant dans les limites du naturel, et cette alliance confère aux mots une noblesse proprement envoûtante (l’acteur incarnera ensuite César pour l’écran, dans le Jules César de Stuart Burges en 1971). Edmond O’Brien en Casca est excellent, la seule erreur de casting étant donc John Gielgud en Jules César. Si Mankiewicz parvint à faire de Shakespeare notre contemporain, il le doit aussi en grande partie à ses acteurs.
Le succès public du film rend hommage à la création mankiewiczienne, capable de faire œuvre culturelle, de rester entièrement fidèle à Shakespeare, tout en faisant de lui, véritablement, un auteur vivant. Le film aura l’oscar de la meilleure direction artistique, et sera nommé au titre de meilleur film, de la meilleure photographie et de la meilleure interprétation masculine pour Marlon Brando. Anecdote amusante : Mankiewicz raconte que le film fut refusé à la Mostra de Venise, officiellement parce qu’il ne correspondait pas au « standing artistique » : « En fait, leurs raisons, c’était que seul un metteur un scène de Hollywood était capable de montrer Brutus lisant un livre, ou de faire sonner une horloge, ainsi que d’autres babioles qui sont, comme le sait toute personne ayant quelque teinture littéraire, certains des anachronismes fameux et fascinants que Shakespeare commit dans sa pièce.» Quelques années plus tard, Mankiewicz se replongera dans l’Antiquité, pour Cléopâtre, produit par Darryl Zanuck pour la Fox : mais il s’agit d’une tout autre histoire, et d’un tout autre film… L’histoire d’une collaboration si douloureuse que Mankiewicz ne voudra plus jamais entendre parler du film. Pour l’instant, le cinéaste part à New York, pour mettre en scène au Metropolitan Opera La Bohème de Puccini.