Lucy Muir, tout juste sortie du deuil de son mari, décide de quitter sa belle-famille pour s’installer avec sa fille et sa gouvernante dans un cottage en bord de mer. L’endroit, manifestement hanté, lui est fortement déconseillé par son agent immobilier. Mais plutôt qu’un spectre vengeur et terrifiant, l’esprit qui occupe sa demeure s’avère être un ancien capitaine de marine en col roulé, David Gregg, inoffensif, si l’on excepte ses petites piques cyniques distillées d’un air goguenard. L’inquiétante atmosphère de la maison se révèle être un leurre que l’étonnante sympathie du capitaine vient rapidement dissiper. Plus largement, les hommes que rencontre Lucy renvoient à chaque fois une image trompeuse d’eux-même. Elle découvrira ainsi avec stupeur que le charme et la galanterie de Miles Fairley cachent une vie de coureur de jupons. Ce jeu de faux-semblants traduit bien le goût pour la désillusion du cinéma de Mankiewicz. S’il part de deux archétypes classiques (le vieux loup de mer et le gentleman), c’est que ceux-ci charrient déjà tout un imaginaire que le cinéaste se propose d’étoffer ou de déconstruire ; en écaillant leur surface, il cherche avant tout à leur donner du relief. Comme ces grossièretés qui font frémir Lucy lorsqu’elle rédige la biographie du capitaine, la fiction doit troubler pour séduire. En couchant sur le papier les passages les plus indécents de la vie de Gregg, ou en s’aventurant dans la villa de Fairley sans y avoir été invitée, elle consent aux périls qui font le sel de tous les récits.
Les prétendants de Lucy optent pour deux approches relationnelles opposées, qui devraient en principe rendre évident le choix de l’amant le plus convenable. Alors que le Capitaine Gregg l’accueille en s’amusant à éteindre la flamme de ses bougies pour la plonger dans l’obscurité, Fairley la protège d’une averse à l’aide de son parapluie. Les manières de ce dernier contrastent avec celles, rugueuses du Capitaine. Lucy se laisse berner par le charme apprêté de Fairley : avec son costume bien taillé et ses réflexions flatteuses, il a toute la panoplie de l’amant parfait. Mais c’est justement cette perfection qui a valeur d’avertissement. Si le fantôme de David Gregg semble être le plus vivant des personnages, c’est qu’il n’est jamais là où on l’attend : marin sans uniforme, revenant en chair et en os (a‑t-on jamais vu un spectre de cinéma autant ressembler à un bon vivant ?), amant passionné se sacrifiant pour le bonheur potentiel de son aimée, il contrevient en permanence aux attentes. En quittant Lucy, il la plonge dans un deuil nouveau, sans commune mesure avec celui qui l’affectait au début du film. Là où elle ne discernait dans son ancien mari que la reproduction convenue d’une image romanesque figée, dont la mort n’a fait qu’acter la stérilité, le départ du capitaine l’affecte au contraire durablement. Sa relation avec Lucy ayant en quelque sorte toujours tenu de l’imaginaire (à part elle, personne ne pouvait le voir), son intensité demeure donc inaltérable. La mélancolie qui suit sa disparition s’accompagne cependant d’une forme de sérénité : il n’est plus question de fuir la maison du défunt, mais bien de rester sur place pour faire perdurer sa mémoire.
Lever les yeux
Les grandes histoires, pour Mankiewicz, ont d’abord vocation à élargir les limites de l’envisageable, au lieu de se restreindre à un imaginaire balisé. D’où cette longue-vue, posée dans la chambre de Lucy, à travers laquelle Gregg ne cesse d’observer l’horizon, ouvrant sur un ailleurs inexploré. La veuve s’en détourne d’ailleurs dès qu’elle commence à raconter l’origine de son premier mariage, dos à la fenêtre, comme repliée sur son souvenir. Refuser de regarder au-delà du cadre revient alors à prendre le risque de se laisser piéger par ses propres illusions. Au sein d’un film qui invite à dépasser les apparences, l’image court toujours le danger de devenir elle-même trompeuse. Fairley, en invitant Lucy dans l’intérieur étriqué d’une voiture, la coince dans un cadre unique et verrouillé. Or c’est en mettant l’accent sur ce qui existe en dehors du champ que celui-ci s’ancre dans le réel. Le cinéaste ménage ainsi des zones d’incertitude, comparables à ces ombres qui, en encerclant le tableau du capitaine lors de la première visite, le rendent indiscernable d’une véritable personne. Cette vision, bien qu’éronnée – il ne s’agit effectivement que d’un portrait – n’en est pas moins annonciatrice de la présence du fantôme. De telles ambivalences empêchent la mise en scène de se refermer sur des symboles univoques. L’océan sur lequel donne la fenêtre de Lucy, toile de fond des aventures nautiques de Gregg, est par exemple à la fois superbe et hostile. Le ressac, en emportant progressivement la planche de bois d’Anna, semble marquer la fin de son enfance. Pourtant, la jeune fille n’abandonne jamais son désir de se marier avec un capitaine ; et lorsque Lucy s’assoupit sur son fauteuil pour la seconde fois, souhaitant rejouer sa rencontre avec le fantôme, les remous de la marée remplacent sa mystérieuse apparition. Les vagues portent désormais le souvenir du marin, le maintiennent intact par-delà les âges.
En posant pour la première fois ses yeux sur la jeune femme durant une sieste, Gregg met à nue la frontière confuse entre le rêve et la réalité. Les étreintes de Fairley, aussi vivant soit-il – il va jusqu’à voler le mouchoir de Lucy avant le départ de son train, comme une démonstration insolente de sa présence physique –, sont loin d’être aussi bouleversantes que le baiser d’adieu du capitaine, quand bien même ses lèvres ne touchent à aucun moment celles de la jeune femme. Les deux amants surmontent la frustration de ce contact impossible par la rédaction commune de la biographie du marin ; c’est littéralement en racontant des histoires que Gregg manifeste la preuve de son existence par-delà la mort. Ce témoignage d’un être fantomatique aboutissant à un épais manuscrit exhibe la porosité entre le monde concret et celui des fantasmes. C’est la foi dans la fiction qui les maintient ensemble, et la crédulité inconsciente du sommeil qui sert de passerelle entre les deux dimensions. La mort de Lucy est dès lors filmée comme une sieste de plus, la dernière, ultime songe où se confondent l’imaginaire et le tangible, au fil duquel les années d’absence s’estompent. Il lui est enfin permis de prendre Gregg par la main, et de descendre en sa compagnie les escaliers du cottage vers un au-delà lumineux. La vieille femme laisse derrière elle une famille où le mythe du capitaine s’est substitué à celui du prince charmant sans aspérités. Sa fille ne rêve plus que de l’aventurier dont le regard se perd à l’horizon, hors des sentiers battus, là où les histoires d’amour et les histoires de fantôme, loin de s’exclure, s’unissent avec éclat.