On l’annonçait depuis quelque temps : Avengers : Infinity War, rassemblement ambitieux de la quasi-totalité des super-personnages apparus dans « l’univers cinématographique Marvel » face à un ennemi commun effleuré depuis plusieurs épisodes, atteindrait des pics dramatiques d’une hauteur inédite dans la franchise (menace cosmique, morts de super-héros). À l’arrivée, un seul des pics dramatiques du film aura tenu cette promesse. Problème : il s’agit des dernières minutes — d’ailleurs, le film se termine sur ce qui est certainement son plus beau plan : le visage du redoutable antagoniste Thanos, baigné d’une lumière irréelle et traversé d’un vague et énigmatique sourire (on n’évente pas grand-chose ici : il est officiel que cette « guerre de l’Infinité » se poursuivra dans un épisode ultérieur).
Why so funny ?
Pour en arriver à cette acmé, il aura fallu, hélas, passer par plus de cent quarante minutes d’une narration à l’intensité et aux enjeux systématiquement bridés par une méthode industrielle familière mais ici particulièrement encombrante. On parle de cette « touche Marvel » éprouvée depuis Iron Man, consistant à maintenir en permanence la connexion du public aux personnages en ne séparant jamais — ou jamais de trop loin — le sérieux et l’humour, que ce soit dans les interactions entre super-héros ou au beau milieu de leurs exploits. Or, en suivant la multiplication des personnages, des points de vue et des actions, le systématisme de la recette devient un vrai boulet : la moindre scène d’urgence ne peut se passer d’un bon mot, d’une collision comique, d’une conversation qui s’enlise, comme s’il ne fallait à aucun prix laisser le sérieux de la situation l’emporter. Un exemple parmi d’autres : Thor doit mettre sa vie en danger pour remettre en marche ce qui doit lui permettre de se fabriquer une nouvelle arme ; un acolyte lui objecte « cela va te tuer !», à quoi il rétorque avec sa superbe coutumière « seulement si je meurs !» — instant qui serait dramatiquement remarquable si l’autre, à ce moment-là, ne se sentait pas obligé par les dialoguistes de Marvel de désamorcer la bravade avec un commentaire du genre « hum, oui… c’est le principe…» Et tout est à l’avenant, de sorte que jusqu’à la fin cataclysmique, il est pratiquement impossible de prendre au sérieux ce qui traverse les personnages et la gravité de ce qu’ils affrontent, alors que le statut même du film (celui de « l’affrontement final ») appellerait à réviser au moins un peu ce dosage rassurant et ronronnant.
Pauvre feuilleton
Avengers : Infinity War a naturellement tout d’un feuilleton, comme les séries de comics dont il est tiré. Mais c’est un feuilleton dont les pages et les chapitres semblent se tourner trop vite, tant il prend soin de s’attarder aussi fugitivement que possible sur l’essentiel de ses péripéties, ou alors seulement le temps d’échanges de vannes digressives, tandis qu’un montage en mode automatique enchaîne les séquences sans se soucier de réfléchir à quelque question d’urgence ou de suspense. Temps fort ou temps faible, tout se vaut, donc rien ne se détache. Même une révélation émotionnelle potentiellement tragique, celle de l’amour paternel de Thanos pour sa fille adoptive Gamora qu’il n’a pourtant fait qu’exploiter à ses propres fins, est expédiée tel un élément de scénario parmi d’autres. On retient néanmoins cette scène parce que c’est la seule où se reproduit un sentiment par lequel les meilleurs films Marvel séduisent d’ordinaire : celui de découvrir une nouvelle parcelle d’un personnage (Thanos restera d’ailleurs le plus intrigant du lot, malgré quelques facilités d’écriture). Car la pauvreté du feuilleton Avengers : Infinity War tient aussi au fait qu’à peu près aucun de ses personnages ne suscite plus qu’un intérêt poli : tous connus, plus ou moins largement explorés précédemment dans la franchise, leur problème est qu’ils n’ont leur place dans ce récit que pour ce qu’on connaît déjà d’eux, que leurs interactions et traits d’esprit ne nous apprennent rien de plus, et que jamais il ne nous sera donné de laisser évoluer ce regard préétabli sur ces héros dont les singularités diverses ne semblent, dans le contexte fédérateur de ce film, plus vraiment avoir d’importance.
Où sont les super-héros d’antan ?
D’où le doute ultime et angoissant laissé par le dosage neutralisant qui handicape ce dix-huitième produit — en dix ans — du Marvel Cinematic Universe : si Marvel Studios continue de distribuer des figures super-héroïques, n’aurait-elle pas perdu en chemin le sens de ce qui définit les meilleurs héros de fiction, ce qui les démarque du commun des mortels, ce qui fait leur valeur mais aussi leur croix ? On se souvient d’Iron Man 2 et 3, où l’humour même était mis en œuvre comme le masque de la fragilité (qu’on repense à Tony Stark s’abîmant dans ses frasques tandis que la mort le rongeait de l’intérieur). Hors du MCU, les Spider-Man de Sam Raimi avaient, eux, trouvé un bel équilibre où la légèreté volontiers campy n’entravait jamais la crédibilité de ce qui mouvait les personnages. Et chez la concurrence, on n’oublie pas le Batman de Christopher Nolan qui, lui, ne riait pas beaucoup (ce dont certains de ses ennemis pouvaient ricaner), mais en contrepartie ne transigeait pas quand il fallait aller au casse-pipe. Ce sont là des films qui actent au moins une conscience du prix de l’héroïsme, même — et plus encore — pour des super-héros, une conscience dont Marvel Studios semble avoir décidé de passer par pertes et profits avec Avengers : Infinity War, au détriment de la saveur du produit. La franchise a déjà connu des fluctuations en termes d’intérêt ; il serait donc présomptueux de condamner son avenir à l’aune d’une telle faiblesse, et on veut croire qu’elle est encore capable de produire quelques petits miracles dans ses prochaines livraisons. Il n’empêche que cette grande farandole, dont la programmation aura sacrifié l’incarnation, aura exhibé les limites de la méthode Marvel plus cruellement que jamais auparavant.