Si les étés cinématographiques sont parfois arides, ils savent aussi se montrer généreux en reprises. C’est le cas ici avec les trois premiers films de Nanni Moretti, réalisés entre 1976 et 1981 et construits autour de son alter ego Michele Apicella. Si Je suis un autarcique (1976) s’apparente réellement à une œuvre de jeunesse (il a alors 23 ans), très réussie par ailleurs ; Ecce Bombo (1978) et Sogni d’Oro (1981) sont marqués par une grande maturité et constituent un précieux témoignage de la construction d’une œuvre qui figure parmi les plus cohérentes et stimulantes du cinéma contemporain.
Naître au monde, ou n’être
À l’écran, Nanni Moretti a été Michele Apicella (le nom de jeune fille de sa mère) jusqu’à Palombella Rossa (1989), film somme testamentaire pour cet alter ego interprété par lui-même. Dans Journal intime, il devient « lui-même », Aprile suivra. Le premier intérêt de la reprise de ces trois films est de pouvoir suivre la généalogie de ce Michele, aussi irascible et atrabilaire qu’attachant et émouvant. Son arrivée sur les écrans se fait à un moment charnière de l’histoire et de la culture politiques italiennes, celui d’une sorte de gueule de bois pour une jeunesse désillusionnée, comme face à une aporie existentielle dans un pays sclérosé et une société privée de repères aussi bien éthiques qu’idéologiques. On pourrait parler de documents sur ces années, celles d’une extrême gauche extra parlementaire lancée dans la fuite en avant d’un terrorisme rouge (répondant à l’origine au terrorisme de l’extrême droite) depuis la fin des années 1960. Du côté de la vie politique parlementaire, le Parti Communiste Italien (PCI) tente le « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne (DC) aux affaires depuis l’après-guerre, ce qui radicalisa plus encore les Brigades Rouges qui, en 1978, enlevèrent et assassinèrent Aldo Moro qui contribua auparavant à former un gouvernement mêlant membres de la DC et du PCI.
De cela, il n’est question qu’en creux, ou par quelques mots pour formuler son mépris envers la DC ou Enrico Berlinguer qui initia le fameux « compromis historique ». Nanni Moretti se place, comme il le fait dans Le Caïman pour pourfendre le berlusconisme, à un poste bien particulier : la sphère intime comme cadre et observatoire de la révolte et des désillusions. Dans Ecce Bombo, Michele et son groupe d’amis, tous désœuvrés dans la torpeur de l’été romain, expriment leur malaise dans des séances d’auto-conscience. Une façon pour eux de réaliser à leur échelle ce que le pays n’a pas accompli vis-à-vis du fascisme : un examen de conscience. Nanni Moretti est en cela fidèle à cette jeunesse occidentale qui, dans les années 1960 et 1970, demande des comptes à leurs aînés. Les relations conflictuelles que Michele entretient avec ses parents répondent à ce malaise intergénérationnel. Il y a non seulement incommunicabilité, mais aussi incompréhension et méconnaissance mutuelles. En témoignent ces disputes à table ou cette courte scène de Ecce Bombo où père et fils testent leurs goûts devant la télévision. Dans Sogni d’Oro, film particulièrement centré sur le rapport mère-fils, ce dernier la roue de coups brutalement.
Ces trois films sont de magnifiques méditations, très drôles en plus, sur la difficulté pour la jeunesse de prendre part au monde, de trouver la porte d’entrée vers un monde adulte qui puisse paraître un tant soit peu satisfaisant. Un peu comme dans un mauvais film mal scénarisé, la société distribue les rôles, y compris celui de jeune, à l’intérieur d’une norme bien peu engageante. Il s’agit du portrait d’une jeunesse située dans une béance ; avancer dans cette société reviendrait à se renier, renoncer. Michele aimerait bien enchanter son existence, mais, tout comme le Nanni Moretti de Journal intime, il ne sait ni chanter, ni danser. Rude avec la génération précédente, le cinéaste ne manque pas de l’être pour les siens. Dans Je suis un autarcique, Michele se nourrit de lectures complexes et d’un discours abscons, pratique un théâtre qui l’est autant, mais il se fait promettre par son père un chèque mensuel de « 200 000 lires, comme d’habitude ». Dans Ecce Bombo comme dans Sogni d’Oro (dans lequel il est pourtant cinéaste professionnel), il vit chez ses parents. Ou le dilemme du petit-bourgeois qui se voulait marginal. Pour le réalisateur, le groupe d’amis de Ecce Bombo est un équivalent urbain et désespéré des vitelloni de Fellini. L’universalité et l’actualité de ce regard grinçant et plein d’acuité sur une jeunesse qui navigue à vue dans une société anxiogène et bloquée sont tout à fait frappants.
Être minoritaire
Au début de Journal intime, Nanni Moretti tient à un happy few interloqué au volant d’une rutilante voiture de luxe un monologue qui formule clairement ce que contient son cinéma dès ses débuts : « moi, même dans une société plus décente que celle-ci, je serai toujours avec peu de gens. Mais pas comme dans ces films où un couple se déchire parce que le cinéaste ne croit pas en l’homme. Moi, je crois en l’homme, mais pas à la majorité. Je serai toujours bien avec une minorité. » Nanni Moretti est un penseur de la chose publique, chacun de ses films est un work in progress autour de la question du positionnement de l’individu face au corps social, à la multitude. Michele, tout comme Nanni Moretti, est un misanthrope qui déteste la solitude, un personnage construit à partir d’une dialectique contradictoire. C’est ainsi que cet alter ego isolé appartient toujours à quelque chose qui est du ressort du collectif. Dans l’ordre chronologique de la saga : une troupe de théâtre (Je suis un autarcique), un groupe d’amis (Ecce Bombo), une équipe de tournage (Sogni d’Oro), puis au corps enseignant dans Bianca, au clergé de l’Église catholique dans La messe est finie, au PCI et à une équipe de water-polo dans Palombella Rossa.
Il y a ce que l’on pourrait considérer comme un « dilemme morettien ». Le rapport à autrui et au groupe est facteur d’aliénation, dès Je suis un autarcique, avec cet entraînement physique et psychique imposé par le directeur de la troupe de théâtre d’avant-garde. Dans Ecce Bombo, alors que le petit groupe est désœuvré à une terrasse d’un café, se pose la question de faire quelque chose, ensemble. L’idée serait de prendre part au monde sans être gagné par sa médiocrité, d’où le retournement qu’opère Nanni Moretti. Plutôt que de critiquer frontalement la société italienne et la norme, il s’attaque plutôt au conformisme qu’est l’anticonformisme de la jeunesse à laquelle il appartient : progressiste, éduquée, intellectuelle. Dans un entretien en 1978, il exprime cela de manière limpide : « Je suis de gauche, et ce qui m’intéresse, c’est d’ironiser sur la gauche, de la critiquer, de la stigmatiser. M’en prendre à la Démocratie Chrétienne, au pouvoir en place, vraiment ça m’ennuie. Je trouve plus utile de me moquer de moi-même, de mes amis, de mon milieu, et de tout ce que je crois représenter l’avenir. » Dans Journal intime, face à un film où des quadragénaires parvenus glosent sur leurs erreurs de jeunesse (« nous hurlions des horreurs dans les manifs, vois comme nous avons enlaidi !») et sur le fait qu’ils soient devenus des bourgeois dégueulasses, conformistes et dépressifs, Nanni Moretti réagit vigoureusement par ces mots : « moi, je criais des choses justes, et je suis un splendide quadragénaire !»
Faire son « compromis historique », ou pas. Rejoindre la majorité, ou pas. Pour Michele Apicella comme pour Nanni Moretti, l’existence, donc le cinéma pour le second, est une affaire de morale. Il n’y a en fait qu’un mot pour le définir : intransigeance. Ce fut aussi la ligne de conduite des plus grands cinéastes comiques ; de Chaplin à Tati, en passant par Keaton, sous les yeux duquel Michele refait son lit dans Ecce Bombo. Et cette affaire de morale est chez Moretti une esthétique. Si elle est encore balbutiante et hésitante dans Je suis un autarcique, film tourné en Super‑8 ayant largement recours au montage et à des mouvements d’appareil, la patte morettienne est en place dès le film suivant.
Cette esthétique se place dans le sillage de la modernité et se signale par le refus ; du vulgaire, du spectaculaire, de la démagogie et de la facilité. Elle se fonde en grande partie sur la fixité. Quant à la durée des plans, elle n’est pas encore aussi grande dans Ecce Bombo et Sogni d’Oro qu’à partir de Bianca. Loin de vouloir placer le spectateur dans l’inconfort, il y a toutefois cette volonté de ne pas le carresser dans le sens du poil. Amortis par des fondus au noir dans Je suis un autarcique, les passages d’une scène à l’autre se signalent ensuite par une certaine forme de brutalité. Et à l’intérieur d’une même séquence, on passera d’un plan à l’autre par deux échelles de cadrage fort différentes. L’idée qui préside à cette esthétique est le fait que ce n’est pas au film de s’adresser aux masses, mais aux masses de venir au film. Le running gag de Sogni d’Oro formule cela ; lors des débats qui suivent les projections de ses films, Michele est sans cesse apostrophé par le fait que ses films sont abscons et ne peuvent intéresser un berger des Abruzzes, un paysan de Lucanie et une ménagère de Trieste. Le public doit s’élever, le cinéaste n’a pas à s’abaisser, même si cela le « condamne » à être minoritaire. Dans le même film, Michele est mis en concurrence avec un autre réalisateur, et c’est la télévision qui orchestre le duel dans une émission où est en place tout le dispositif désormais bien connu de l’humiliation et du voyeurisme. D’une manière très intuitive et assez visionnaire, Nanni Moretti a fait de son cinéma une anti-télévision, une attitude qui, dans une Italie berlusconisée depuis un bail, prend une signification tout à fait particulière. Lorsque Michele doit affronter le glas de la défaite à l’issue du concours, il lance un rageur : « publico di merda ». Après un moment d’interrogation, le public reprend en chœur en battant des mains : « publico di merda, publico di merda, publico di merda…» Si avant cela on a ri, un peu, d’une couleur qui tire sur le jaune, on est alors saisi d’effroi.