Le premier plan est magnifique : dans le prolongement du générique, où s’affiche un dessin de Thémis, la déesse de la justice, pourvue de ses attributs emblématiques (ses yeux bandés, une balance dans une main, un glaive dans l’autre), on découvre le visage d’une femme dont le regard est lui aussi masqué. Il s’agit de l’épouse de Justin Kemp (Nicholas Hoult), le « juré n°2 » auquel le film doit son titre ; elle est sur le point de découvrir la chambre de leur futur bébé, que son mari a préparée pour lui faire la surprise. Lorsque le bandeau tombe, la caméra adopte le point de vue subjectif de l’épouse sur cet « homme bon » (la phrase est souvent répétée), ancien alcoolique repenti, avec lequel elle a décidé de faire sa vie. L’ouverture raconte deux choses, car le film racontera toujours deux choses en même temps : 1) que Justin Kemp se dévoile devant les yeux de la justice elle-même, et 2) qu’il apparaît d’emblée, par cette innocente mise en scène conjugale, comme une image – que le récit va rapidement mettre en crise.
Le 41ᵉ film de Clint Eastwood commence comme un petit thriller à l’argument implacable. Justin Kemp, bon gré mal gré – il préférerait rester auprès de sa femme, qui entre dans la dernière ligne droite d’une grossesse à risque – est convoqué pour être juré dans une affaire de féminicide présumé. Tandis que la procureure (Toni Collette) expose les faits, un vertige le saisit : le soir de la mort de la victime, lui aussi était dans le bar près duquel elle a péri. Il se souvient alors que, lorsqu’il est rentré chez lui sous une pluie battante qui se conjuguait à ses larmes (on comprendra plus tard pourquoi), sa voiture a percuté quelque chose. Un cerf, croyait-il, jusqu’à découvrir la photo de la dépouille de Kendall Carter gisant en bas du pont où s’est tenu cet accident, dont il n’avait jusqu’ici pas fait grand cas. Soudain, le citoyen modèle découvre qu’il est devenu un meurtrier. Et Kemp d’être confronté à un dilemme de taille : voter la condamnation du prévenu (que tout désigne comme coupable), c’est briser de nouveau, cette fois consciemment, la vie d’un innocent ; le sauver, c’est prendre le risque de se damner, et avec lui sa future famille.
Le cas Justin Kemp
De cette mécanique narrative, Eastwood tire un film de procès dont l’ambiguïté et l’ampleur vont crescendo. La mise en scène s’installe dans la zone grise, la vraie : pendant que les différents acteurs du procès font « l’anatomie d’une chute », le cinéaste filme un personnage qui, face à l’abîme, témoigne d’une suprême dualité. Hasard du calendrier, Juré n°2 tisse des liens troublants avec un autre film sorti cette année, Trap de M. Night Shyamalan. Entre le « Boucher », ce tueur en série démoniaque, et le bon Justin Kemp, il n’y en a vérité pas de grande différence : tous deux sont des criminels pris dans les rets d’un huis clos et d’une machine policière dont ils vont tâcher de s’extirper. Kemp a beau être plus propre sur lui, il fait preuve lui aussi d’astuce, voire d’une certaine rouerie pour préserver son secret. Lorsqu’un témoin oculaire tourne la tête vers le box du jury, il fait ainsi volontairement tomber une pièce, symbole de ses quatre ans de sobriété (et donc de sa probité), pour se soustraire à son regard. Plus loin, il ira même jusqu’à saboter les efforts d’un autre juré qui se rapproche un peu trop près de la vérité.
C’est le paradoxe du personnage, qui joue sur les deux tableaux : chevalier blanc à la Henry Fonda (le deuxième tiers du récit épouse un cadre proche de celui de Douze hommes en colère) qui tente de sauver le prévenu, il ne cesse toutefois de se ménager une porte de sortie. Au sein du cadre épuré du film de procès, l’écriture d’Eastwood creuse subtilement ce gouffre intérieur. Pris en étau au sein des plans (les clairs-obscurs marquant son visage accablé par le doute), Kemp est aussi pressurisé par le montage des argumentaires et les plaidoiries des avocats, se chevauchant en un même discours qui lui semble directement adressé. Dans les plis, c’est son propre procès qui se tient, comme en témoigne la configuration étonnante du tribunal : le personnage se trouve face à un grand écran noir dans lequel son reflet est happé, avant que n’y défilent les pièces du dossier qui lui font comprendre sa propre culpabilité. Ce motif de l’écran noir reviendra souvent : il est ce néant autour duquel tournent Kemp puis la procureure, pris d’un même vertige devant la complexité morale de cette affaire.
La pénombre
On pourrait croire dans un premier temps l’écriture d’Eastwood un peu trop relâchée, un peu trop automatique, capitalisant un peu trop sur la force scénaristique inhérente au cadre du procès. Mais plus le récit progresse, plus la durée des plans s’allonge pour faire craqueler les masques des personnages, plus le doute s’installe sur la nature profonde de Kemp et des choix qu’il opère, et plus le film sécrète un parfum élégiaque. Le cadre strict du procès s’estompe : Juré n°2 devient un lamento. Dans une scène superbe où les membres du jury visitent les lieux de la soirée fatidique, Kemp devient malgré lui un assassin qui revient sur les lieux de son crime. Au milieu du bar, les ombres de son passé se ravivent alors, tandis que le personnage est surplombé par deux lampes évoquant la balance de Thémis, dont l’image resurgit périodiquement au cours du film. C’est une scène de rejeu comme Eastwood en a beaucoup filmé ces dernières années (Sully, Le 15h17 pour Paris, Le Cas Richard Richard Jewell), mais qui n’éclaire ici rien : au contraire, elle plonge le personnage dans un espace désormais sans cesse nimbé de sa double culpabilité – pour avoir tué sans l’avoir voulu, puis s’être tu. Plus tard, c’est dans la chambre même de son enfant, et de la maison de famille devenue le creuset du mensonge, que des halos bleus et rouges de voitures de police lancées à toute vitesse dans la nuit font planer la menace d’un anéantissement de cette « bonne vie » bâtie sur le secret.
La dernière partie accentue cette dimension presque éthérée – on croit même d’abord que le moment du verdict, qui s’articule autour d’une absence inexpliquée par le scénario, est une scène onirique – et s’achemine vers un finale inouï, l’un des plus beaux de la filmographie d’Eastwood, qui possède déjà pourtant son lot de fins marquantes (American Sniper, Mystic River, Million Dollar Baby). Le petit tremblé de la balance de Thémis laisse place à un champ-contrechamp d’une sécheresse totale, précipitant le film dans le noir insondable au-dessus duquel il se tenait. On ne sait pas si Juré n°2 sera le dernier film d’Eastwood, mais ce faux point final ressemble à une conclusion parfaite pour son œuvre spectrale : le destin frappe à la porte, et voilà qu’on est pris dans les bras de la pénombre.