Suite à un cauchemar au cours duquel son avion s’écrase en plein cœur de New York, Chesley Burnett Sullenberger, dit « Sully » (Tom Hanks), se réveille en sueur, encore sous le choc de la vision mortifère qui vient de perturber son sommeil. Le pilote, tel un fantôme, reste assis, pensif, dans les vapeurs de sa salle de bains, comme s’il n’était pas tout à fait sorti de ce mauvais rêve. Mais qu’est-il donc arrivé à Sully ? Là où Chris Kyle, le tireur d’élite de American Sniper, revendiquait l’exécution de 255 cibles pendant la guerre d’Irak, Sullenberger doit quant à lui sa notoriété au sauvetage des 155 passagers du vol 1549 US Airways, par une prouesse que la presse a qualifié de « miracle » : alors que l’Airbus A320 qu’il pilotait venait de perdre ses deux réacteurs, Sully a pris la décision d’amerrir l’appareil sur le fleuve Hudson. Ces deux figures héroïques, aux « exploits » si distincts, offrent la possibilité à Eastwood de continuer à creuser le beau problème au cœur de Mémoires de nos pères, où plusieurs soldats américains se retrouvaient hâtivement consacrés comme héros, plus ou moins contre leur gré, par une communauté en quête de modèles à célébrer. Non seulement l’image est lourde à porter pour les héros eastwoodiens, mais cette charge pèse ici d’autant plus pour Sully que l’enquête sur le miraculeux amerrissage met en cause le bien-fondé de l’opération : plutôt que d’opter pour cette manœuvre dangereuse et peu académique, le commandant aurait peut-être pu rejoindre la piste d’atterrissage d’un aéroport à proximité.
Cette dualité entre l’individu et le groupe, au centre de l’œuvre eastwoodienne, emmène toutefois le film sur un autre terrain que celui, attendu, du portrait d’une figure ambivalente (portrait qui par ailleurs existe déjà : il s’agit de Flight de Robert Zemeckis, qui part d’un argument similaire). Le film est au fond, comme toujours chez Eastwood, plus subtil que cela : si Sully est à ce point embarrassé par ce titre de héros et du poids symbolique qui l’accompagne (on l’assigne littéralement à une image de surhomme, dont l’acte de bravoure conjurerait le douloureux souvenir du 11 septembre), c’est parce qu’il lui faut d’abord avant tout s’assurer qu’il a bien été à la hauteur de la situation.
L’expérience du doute
Méthodique et expérimenté, Sully sait certes mieux que quiconque ce qui s’est produit lors des « 208 secondes » fatidiques qui ont abouti au « miracle sur l’Hudson », mais sa conscience professionnelle le pousse au doute et donc à revoir, repasser, retravailler la dite séquence. C’est de ce conflit moral d’un héros hanté par quelques minutes qu’il revit en boucle (à l’image de cette extraordinaire scène où Sully, dans un rêve éveillé, voit à travers une fenêtre l’avion s’échapper de sa mémoire pour s’abattre dans un New York évidé) qu’Eastwood tire un film-catastrophe rêvé, délesté de tout superflu, réduit à la pure expression d’une action, une seule, dont il faut démonter et remonter les rouages afin d’en saisir les multiples nuances. Le film, d’une vélocité impressionnante au regard de la sécheresse de son écriture, s’enroule ainsi autour d’une suite d’événements afin d’en faire le récit sous différentes formes – le cauchemar qui ouvre le film ; les reportages qui défilent à la télévision ; le premier flashback de Sully, qui couvre l’ensemble de l’action jusqu’à l’amerrissage ; le deuxième, centré sur le sauvetage des passagers ; les rapports de la commission d’enquête ; les simulations de vols pour reproduire les conditions de l’accident ; le dernier flashback, qui se concentre uniquement sur le moment fatidique de la prise de décision. Le film tisse de cette pluralité de narrations un montage prodigieux (à noter que, pour la première fois depuis 1977, Joel Cox, le monteur habituel d’Eastwood, ne figure pas au générique), qui s’articule autour de la résurgence de mêmes images afin d’explorer la complexité d’une action unique.
Les spectres de New York
Si le film s’attache ainsi à recomposer les faits avec un soin quasi-documentaire (notamment lors des séquences de simulations, qui substituent au spectaculaire de la reconstitution une forme de suspense mathématique), Eastwood et Tom Stern, son chef-opérateur depuis Créance de sang, font par ailleurs de Sully une ombre hantée par ses souvenirs, errant la nuit dans un New York fantasmagorique. Ces très belles séquences en disent long sur l’horizon métaphysique que creuse le film en filigrane de son implacable dynamique : avec cet amerrissage, Sully ne fait pas que porter son équipage à la frontière qui sépare le monde des vivants de l’Au-delà, il fait aussi l’expérience de sa propre finitude. Le pilote, qui sort en dernier de l’appareil en train de prendre l’eau, n’apparaît plus ensuite que comme un fantôme prisonnier de ses traumatismes, isolé (loin de sa femme, avec qui il ne converse que par téléphone tout le long du film) et s’effaçant derrière une image de lui-même (son visage à la télévision). Eastwood double ainsi son formidable film d’action d’un autre récit, celui de la guérison d’un homme qui, en revivant l’événement qui a chamboulé sa vie, surmonte une crise existentielle.
Que le spectre du World Trade Center hante à ce point le film n’est bien sûr pas anodin : Eastwood ausculte en sous-main les blessures de l’Amérique plus qu’il ne célèbre un homme d’exception. Le 11-Septembre est évoqué explicitement une seule fois dans le film, lorsque le responsable du syndicat de Sully, pour justifier la tournée du commandant et de son copilote dans les talk-shows, argue que « cela fait longtemps que New York n’a pas connu de nouvelle aussi bonne, d’autant plus une concernant un avion ». À ces mots, s’opposent en contre-champ des visages silencieux et embarrassés par la référence à un événement qu’aucun ne se souhaite nommer. Or, et c’est bien là l’intelligence d’Eastwood, le « miracle sur l’Hudson » s’affirme moins comme un contrepoint au 11-Septembre que comme sa répétition, par laquelle s’offre la possibilité de se confronter à la matérialité de l’événement traumatique pour le dépasser. Une même scène, présente dans Sully et American Sniper, traduit le reflux des blessures intérieures des personnages : face à une télévision éteinte, les traumas respectifs de Sully et de Kyle se projettent sur l’écran noir du poste cathodique – un nouveau cauchemar pour Sully, le tintamarre de la guerre pour Chris Kyle. Dans American Sniper, cette télévision faisait d’ailleurs écho à une autre, celle où Chris Kyle découvrait, en même temps que l’Amérique toute entière, l’effondrement des tours jumelles.
Pour Sully, l’affaire est un peu plus complexe : les télévisions relaient d’abord la célébration médiatique que Sully rejette et contribuent à la fragmentation de son image – « Sully, tu es partout ! » s’exclame un badaud à l’attention du pilote ; partout, donc nulle part à la fois. Mais l’abondance d’écrans participe aussi à la répétition d’un épisode noir de l’histoire de New York que tout le monde cherche à oublier et qui constitue le double-fond de la célébration du « miracle ». Sully, lui, veut se confronter frontalement à la source de l’événement – comprendre ce qui s’est exactement passé, en acceptant la possibilité qu’il puisse s’être trompé. Ironiquement, c’est par une bande-son que Sully trouvera le remède aux images qui l’assaillent – celle que renferme la boîte noire, qui garde en mémoire ce qui s’est précisément dit lors du moment fatidique qui a mené à l’amerrissage. Précision, tel est le maître mot du personnage et la clef de sa rédemption, mais aussi le maître mot du film, qui s’impose discrètement comme l’une des plus belles réussites du cinéaste. Si son dépouillement pourrait faire croire que Sully constitue le prolongement mineur d’une œuvre déjà conséquente, la suprême épure de son trait et la fluidité du montage marquent peut-être un nouveau tournant dans la filmographie d’Eastwood, dont le classicisme souverain semble désormais muter vers une forme de plus en plus sèche et économe.