Trap se fonde sur un stupéfiant effet de miroir au sein de la filmographie de M. Night Shyamalan. Dans Incassable, David Dunn, simple agent de sécurité d’un stade de Philadelphie, découvrait peu à peu qu’il était un super-héros, sous les yeux émus et emplis de croyance de son fils. Près de vingt-cinq ans plus tard, Trap prend lui aussi place en partie dans un stade, mais renverse radicalement cette dynamique narrative : alors qu’il accompagne sa fille Riley au concert de Lady Raven (une pop star jouée par la chanteuse Saleka, fille du cinéaste), Cooper (Josh Hartnett) se rend compte que le lieu est cerné de policiers lancés à sa recherche – sous son costume de « good dad » et de pompier serviable, il est en réalité un tueur en série que la presse a baptisé « le Boucher ». Dans cette souricière, son objectif devient double : se faufiler bien sûr entre les mailles du filet, mais aussi retarder le plus possible le moment inévitable où Riley découvrira qui il est réellement, à savoir un monstre froid, brutal et déterminé. À « mon père ce héros » s’est donc substitué un « mon père ce salaud », par un retournement d’une perversité et d’une ambivalence ouvrant un terrain de jeu nouveau pour Shyamalan. Car le masque de Cooper n’en est qu’à moitié un ; le personnage tient plutôt du bifront, qui tente tant bien que mal, comme il le confiera dans l’une des dernières séquences, de cloisonner consciencieusement les deux pans de son existence. La mise en scène de Shyamalan, essentiellement articulée autour de dédoublements (faux split-screens, segmentation en deux des espaces, montage qui retranscrit le double jeu permanent de Cooper) ne cesse pourtant de les superposer, dans une frénésie ludique par endroits véritablement troublante.
Ainsi d’une scène où, grâce à son astuce démoniaque, Cooper parvient à faire monter Riley sur scène pour danser avec Lady Raven. Se joue alors une triangulation du regard de Cooper : il est à la fois un père sincèrement ravi qui contemple sa fille réaliser son rêve, un criminel gardant un œil sur les allers et venues des policiers dans les coulisses, et un assassin pris d’un intérêt macabre pour une potentielle proie. L’intérêt du film tient autant à cet embranchement de pulsions contraires qu’à une manière de figurer un conflit de mise en scène entre, d’un côté, le piège policier chapeauté par une profileuse semblant avoir bien cerné la personnalité de Boucher, et la malice du (dé)traqué, qui ne cesse d’inventer des dispositifs à l’intérieur du dispositif, afin de trouver une porte de sortie. Sur ce point, Shyamalan n’a pas perdu la main : les portes, cloisons, embrasures ou encore les arêtes des couloirs du stade deviennent la matrice d’une fragmentation du décor dont tire parti le personnage, à la fois par son habilité de comédien et par son regard, qui trouve parfois un angle, une voie ou un trou à exploiter.
Split
Ce qui étonne, en revanche, tient à la manière dont le film, à l’image de Cooper, paraît tiraillé entre deux pôles – une comédie noire et un mélodrame familial, pour faire vite –, au risque de rester un brin en deçà de son potentiel. Depuis trois films, Shyamalan agence ses récits autour de concepts très prometteurs, qui font jaillir un champ de possibles (les expérimentations inégales de Old) en même temps qu’ils ne cadenassent l’élan de sa mise en scène en faisant de ces partis pris scénaristiques une fin en soi. La force théorique de Trap tient pourtant moins dans le high concept du concert qu’à la bombe à fragmentation que constitue la présence de sa fille – la montée de tension du thriller se double d’un suspense émotionnel, Riley ne cessant de s’alarmer que son père se comporte de manière de plus en plus « bizarre ». Or cette bizarrerie n’ouvre jamais tout à fait sur le gouffre intime que laissait augurer le cadre du récit, mais tient plutôt d’une drôlerie macabre incarnée par un Josh Hartnett qui s’amuse beaucoup. « Mon père ce salaud », oui, mais un salaud rigolo, qui emmène le film vers une zone intermédiaire comico-horrifique dont il faut reconnaître la singularité, quand bien même elle empêche le film de s’envoler tout à fait. On ne pourra reprocher à Shyamalan d’être un scénariste trop rigide : s’il casse à un moment la dynamique de son huis clos, c’est justement pour embrasser un mariage de tons et de genres, changer de point de vue (un mini-remake de Split dans une salle de bain, où Cooper reste hors champ, puis au seuil de la porte), multiplier les situations et les idées de séquences. Mais ce faisant, il s’éloigne aussi de la dynamique si poignante de ses meilleurs films, qui font toujours glisser, sous l’argument originel (et spectaculaire) du récit, une autre trame plus profonde à laquelle se dévoue entièrement la mise en scène, d’abord dans l’ombre, puis en pleine lumière (les fameux « twists », qui relèvent toutefois davantage chez lui du « dénouement » que de la réelle torsion narrative). Force est de constater que si Trap s’en donne à cœur joie pour figurer l’inventivité mortifère de Cooper, il passe un peu à côté du versant saturnien de son scénario, alors même que Shyamalan fut un extraordinaire portraitiste d’enfants foudroyant leurs parents imparfaits de regards déçus ou accusateurs (Signes, exemplairement). Jusqu’à escamoter a posteriori, par une ultime cabriole, un détail assez beau (Cooper tente de recoller son image émiettée en redressant un vélo d’enfant jeté sur la chaussée), et de manquer ce qui aurait pu être l’acmé du film – la dernière scène avec Riley.
Ce dénouement en demi-teinte confirme une tendance chez Shyamalan depuis Old : celle d’un grand metteur en scène qui aspire désormais à une forme de petitesse. Trap n’est pour autant ni un grand petit film, ni un petit grand film : la modestie dont témoigne le cinéaste (et qui a fait par le passé la beauté minimaliste de The Visit ou de Split) l’empêche ici de tutoyer les sommets qui furent jadis les siens. Hier, Shyamalan aurait peut-être achevé son film sur cette tragédie inouïe – celle d’une fille qui contemple son père sortir de sa vie, pour révéler à la face du monde son envers hideux. Aujourd’hui, il le ponctue d’un gag arraché au détour d’un de ses panoramiques dont il a le secret. Ça marche, certes, mais difficile de se départir de l’impression que le cinéaste a couru tout au long de Trap après deux films, et qu’il a choisi in fine le moins fort – le plus « petit », aussi.