Depuis que la maison Marvel s’est pleinement investie dans la production cinématographique, on connaît sa capacité, quand elle est seule maîtresse à bord (L’Incroyable Hulk, Thor, les Iron Man), à articuler à l’écran les principes de feuilleton/serial de ses comics, à reconstituer ses univers de super-héros — quitte à les reprendre de zéro — à les croiser et à leur donner une chair au-delà du simple « fan-service », notamment en exploitant avec plus ou moins d’inspiration les thématiques qu’ils sous-tendent. Concernant les « prêts » de ses franchises à d’autres studios — comme la Fox, pour les « X‑Men » — la réussite est moins assurée, les impératifs de la machine hollywoodienne allant parfois à l’encontre de cette inspiration-là, du travail de fiction amoureux de ses créations et conscient de leurs richesses. Cependant, l’aboutissement du petit dernier de la licence, le prequel X‑Men : le commencement, sa réussite à faire résonner l’imaginaire avec des questionnements familiers au réel, laisse espérer que Marvel a su faire valoir plus fermement sa voix dans le système des studios, et que la donne entre créateurs et exploitants est — du moins dans ce cas de figure — en train de changer dans le bon sens.
Contre toute attente
Retour aux origines du rassemblement des mutants génétiques du monde entier, puis de leur scission suivant leur positionnement vis-à-vis de la société humaine « normale » qui les regarde avec défiance, ce prequel partait avec deux handicaps certains. D’abord, faire oublier le ratage de la précédente tentative de revenir à la genèse de ses héros : l’approximatif et boursouflé X‑Men Origins : Wolverine, plombé par les idées scénaristiques au rabais, l’exécution désincarnée et un protagoniste qui, doté de plus de « cool attitude » que de vrai charisme, arrivait encore à ne trouver aucune répartie crédible autour de lui. Seconde menace : le scénariste et réalisateur Matthew Vaughn, qui a déboulé sur le marché des films de super-héros, un sourire de gros malin en coin, avec le très surestimé Kick-Ass qui, sous le prétexte de relire le mythe du justicier en collant sous l’angle du geek sale gosse cerné par les nouvelles technologies, polluait ses intentions avec son arrogance « branchée » et son goût pour le clinquant publicitaire pas encore sevré de l’ami Guy Ritchie, dont l’individu a produit les débuts. Sur ces deux points, X‑Men : le commencement sonne comme une rectification de tir en bonne et due forme. On reprend en main, au moins sur le papier du scénario, les personnages avec plus de sérieux et de conscience des enjeux narratifs. Quant à Vaughn, travaillant sur un matériau qui n’est pas livré à son seul plaisir de démiurge, il surprend en laissant parler les qualités que ses tics tape-à-l’œil étouffaient dans Kick-Ass : une vraie intelligence — voire un amour — soudain évidents envers ce matériel, ces héros en tant qu’êtres de chair et de sang, à la fois hors du commun et aux failles bien humaines.
On le sait, l’industrie hollywoodienne d’aujourd’hui ne favorise guère l’expression personnelle des metteurs en scène, et la bonne vieille « politique des auteurs » s’y trouve bien en difficulté. La maison Marvel, à la fois créatrice et productrice, l’a compris, et assure avant tout la qualité de ses produits par celle de ses scénarios, laissant à la charge des réalisateurs de les mettre en images avec un minimum d’incarnation. La réussite de X‑Men : le commencement est assez exemplaire sur ce point. La tâche de donner à cet imaginaire des bases émotionnelles et historiques interpellant le public contemporain s’appuie avant tout sur l’inspiration de scénaristes conscients de ce qu’ils manipulent et capables de pousser assez loin les jeux possibles avec les idées sous-tendues par ces personnages à la fois surhumains et trop humains. Leur scénario, qui envoie les X‑Men aux ordres de la CIA en pleine guerre froide, semble même avoir tiré les leçons du comics iconoclaste Watchmen d’Alan Moore qui pointait la face propagandiste de cette littérature. Vaughn, malgré les simagrées de son film précédent, n’est pas franchement un auteur. Mais c’est son mérite de réalisateur de recevoir, d’assumer et d’incarner ces propositions scénaristiques dans sa mise en scène — habile sans être brillante, en tout cas assez fine pour se mettre au diapason de la vision plus lyrique qu’emphatique du super-héros qu’on cherche.
Les aléas du communautarisme
Ce qui rend le résultat de cette approche (intelligence d’écriture, modestie de la mise en scène) particulièrement fin et émouvant, c’est la façon dont, au lieu de tendre vers l’emphase généralement associée aux super-héros, il se dirige vers un portrait terre-à-terre et inquiet, dont les incertitudes renvoient à d’autres, bien concrètes, du réel. Ainsi, quand ces individus génétiquement à l’écart de l’espèce humaine décident de se réunir, il n’y a ni grande idée, ni nulle autre idéologie à l’œuvre que celle-ci, bien primaire : la peur d’être seul (le leitmotiv de chaque rencontre de mutants dans le film). Dès lors, les agissements de cette communauté, si grandioses qu’ils paraissent (signalons que jamais les effets spéciaux des pouvoirs mutants n’écrasent l’action), prennent immanquablement une dimension fragile, voire pathétique. Réunis dans ces circonstances, ces exclus peuvent-ils vraiment s’entendre, se faire confiance (ne parlons même de faire confiance à la société humaine « normale » qui les utilise avec des pincettes) ? Sont-ils réellement égaux dans leur lutte (les motivations du Pr Xavier, le bon gourou, mais aussi le plus favorisé d’entre eux, ne s’avèrent pas si pures, entachées d’aveuglement bourgeois) ? Au-delà des considérations sur la différence inhérentes à l’univers des X‑Men — et facilement exploitées dans les épisodes signés Bryan Singer, voire le mal-aimé de Brett Ratner — le film se risque à s’articuler efficacement autour des ambiguïtés du communautarisme, de l’acceptation de soi, et même des prises de position sur ces sujets (où on découvre que chacun, comme disait Renoir, a ses raisons, à commencer par celui à l’origine du schisme des mutants, Erik Lehnsherr futur Magneto).
Vaughn, d’une certaine façon, donne même l’air de pousser le traitement de la psyché de cette union jusqu’à une dimension moins évidente, moins avouable, si on considère qu’elles se cristallisent autour de l’alliance de circonstance entre le Pr Xavier et Lehnsherr. Il faut voir à quelle relation se livrent ces deux-là : amitié virile ambiguë (qui les fait s’incruster à deux dans une chambre de bar à hôtesses), déséquilibrée par la relation maître/disciple qui en fait une forme d’amour vache (le premier guide le second, mais le domine aussi par là même, avec ses pouvoirs mentaux) ; fracture grandissante qui, au moins autant que l’opposition entre pacifisme et bellicisme envers les « normaux », annonce une rupture aussi désordonnée et déchirante qu’entre deux amants. Une suggestion qui complète la singularité de X‑Men : le commencement, à la fois produit bien calibré du genre et un peu plus que cela, exemplaire de ce qu’on est en droit d’attendre d’un blockbuster hollywoodien : n’opposant jamais son objectif d’entertainment à de réels questionnements.