Parmi les quelques tentatives un rien étriquées de cinéma fantastique apparues ces dernières années en Espagne, L’Orphelinat se détache du courant dominant porté sur le glauque à tout prix, les teintes verdâtres, les sacrifices d’enfants et autres gadgets chers à Balagueró, Cerdà, Plaza et compagnie, pour se rapprocher du néo-classicisme qui a fait recette en 2001 avec Les Autres d’Alejandro Amenábar. Soit un cinéma empreint de déférence envers des anciens titrés Les Innocents ou La Maison du diable, amoureux des vieilles demeures, des secrets enfouis et des silhouettes au charme d’un autre temps, jonglant entre une forme d’un soin maniaque et un scénario qui ménage les rebondissements. Un courant qui se définit essentiellement par ses références, pour la plupart anglo-saxonnes, et qui ne peut guère se défendre d’être habité d’un désir de Hollywood. À ce titre, la présence de Guillermo del Toro à la production de L’Orphelinat est doublement intéressante. D’abord, parce que les réalisations européennes du cinéaste mexicain, L’Échine du Diable (2001) et Le Labyrinthe de Pan (2006), apparaissent comme un écho au mimétisme américain d’Amenábar et ici de Juan Antonio Bayona : laissant le fantastique habiter le cadre historique sombre de l’Espagne franquiste, ces films n’étaient pas sans évoquer l’atmosphère troublante et morbide de films espagnols pourtant hors genre tels que Cría Cuervos ou L’Esprit de la ruche. Ensuite, parce que l’implication de ce réalisateur à cheval entre le blockbuster hollywoodien et un cinéma de genre plus intimiste accrédite bien l’idée que L’Orphelinat, succès monstre sur ses terres, couvert de prix à Gérardmer et ailleurs, est bien destiné par ses maîtres d’œuvre à une exploitation internationale.
Mettant les petits plats dans les grands pour marcher sur les traces de ses aînés du genre, L’Orphelinat se caractérise par-dessus tout par le soin apporté à chaque détail, de la photographie millimétrée aux décors où s’équilibrent concret du contemporain et présence gothique, en passant par une musique juste dans le ton attendu. Au centre du dispositif : un scénario qui mêle assez habilement divers ingrédients familiers du cinéma fantastique pour composer une intrigue à facettes multiples et balader le spectateur dans une réalité où les hypothèses se bousculent. Le récit est centré autour de Laura (Belén Rueda, remarquée dans Mar Adentro, d’Amenábar précisément) qui, accompagnée de son époux et de leur fils Simón, fait l’acquisition du vieil orphelinat où elle a vécu toute son enfance, avec l’intention de le restaurer. Les parents ne s’inquiètent pas outre mesure de voir Simón passer tous ses loisirs avec des amis imaginaires, jusqu’au jour où le petit garçon disparaît brutalement, et où la maison devient le théâtre de bruits et d’apparitions étranges. Persuadée que l’imaginaire de Simón est connecté au passé de la maison, Laura, contre l’avis de son entourage, tente de retrouver son fils en entrant en contact avec les forces anciennes qui, elle s’en persuade, hantent toujours la vieille bâtisse. Ajoutons quelques personnages inquiétants, l’incursion d’une médium et de la thématique très convenue du conflit entre rationalité et croyance, et on obtient une intrigue assez touffue pour se laisser suivre sans déplaisir.
« Confortablement installé »
Pourquoi donc L’Orphelinat, pas désagréable au demeurant, ne justifie-t-il pas vraiment l’engouement délirant qui l’entoure, ni la place que son apparente modestie de bon élève appelle dans le cinéma fantastique ? Précisément à cause de cette méticulosité dont il fait son argument : les calculs de fabrication omniprésents ; l’aspect catalogue de l’attirail du cinéma fantastique ancien et moderne ; d’une manière générale, le verrouillage de toutes occasions données au film d’avoir une vie propre, de s’aventurer dans des contrées inconnues de son cahier des charges, de témoigner d’un cinéma échappant au formatage. Tout le métrage s’avère assez vite corseté par le scénario, qui affirme son emprise non seulement sur chaque événement, mais jusque sur les psychologies des personnages dont les tourments intimes peinent même à être autre chose que des rouages de la mécanique narrative. Belén Rueda a beau incarner son personnage avec une implication certaine, celle-ci reste soumise au diktat de la thématique imposée : la primauté de la croyance sur le rationnel — on en viendrait à trouver les sceptiques plus sympathiques, tel le massif et discret mari de l’héroïne. L’émotion dégagée par ce personnage, censée orienter le récit vers le drame humain, se trouve elle-même conditionnée, la douleur de cette mère au désespoir ne servant en définitive qu’à mettre en lumière un point du scénario qui amène une conclusion à la charge émotionnelle un rien forcée.
La mise en scène, qui eût été la plus à même de redonner sa liberté à un récit cloisonné, se révèle d’une neutralité assez regrettable. Bayona, sorte de premier de la classe acclamé pour ses courts métrages et ses publicités, ne livre, avec son premier long, guère plus qu’un travail de faiseur confortablement installé dans ses références de cinéphile et son souci d’efficacité un rien désincarnée. Techniquement compétent et formellement talentueux, il limite son propre travail à créer l’ambiance idoine au déroulement de l’intrigue, à rendre efficace le déballage de visions d’effroi. Mais à aucun moment il ne cherche à insuffler au film un semblant de personnalité, ou à faire montre d’un point de vue propice à une lecture autre que celle balisée par le scénario. Au fond, Bayona n’a pas véritablement de point de vue sur ce qu’il filme. Son objectif semble n’être que de réaliser un film fantastique ; le contenu de ce qu’il met en scène, l’humanité, la normalité, la difformité (telle celle du fantôme de l’enfant atteint d’une malformation crânienne), le laisse plutôt indifférent, et il ne les traite que comme des accessoires de genre. À un moment fugace où il quitte sa rigidité formelle pour oser des plans serrés caméra à l’épaule, on se prend à espérer que le film va prendre une direction et une dimension renouvelées… Et puis non, fausse alerte. L’Orphelinat est, paraît-il, « le plus grand succès espagnol de tous les temps ». Malgré les glorieuses références qu’il convoque, c’est tout l’horizon que son académisme lui donne les moyens d’atteindre.