0. C’était l’avant-dernier plan, très spielbergien, de Jurassic World : deux personnages s’en allaient, selon leurs propres mots, vers la lumière comme vers la « survie ». Or ce faisant, ils s’éloignaient du refuge de fortune installé pour les victimes du premier parc, si bien que la survie procédait moins d’une logique de confinement que d’un élan presque abstrait vers l’aventure. Autrement dit : la survie était moins la leur que celle des dinosaures survivants, et leur parcours moins une sortie qu’une confrontation directe avec la promesse d’une rencontre. En un plan, le trajet du film pouvait être ressaisi comme la façon dont l’expérience de l’altérité était dialectiquement passée de l’état de drame, de heurt, de problème, à celui qui en faisait ultimement l’objet d’un vouloir.
1. Jurassic World : Fallen Kingdom s’ouvre et se referme sur une myriade de micro-organismes cellulaires qui semblent redire le lien qu’entretient la saga avec la génétique. Or entre les deux génériques, deux choses ont changé : de bleus, les micro-organismes sont devenus jaune-orangés ; surtout, d’une scène nocturne sous-marine on est passé à une scène éclairée par le soleil des banlieues américaines et arrimée au sol rocailleux d’un plateau. Pour saisir la nature de ce changement, il faudrait au moins brièvement revenir sur l’éventail connotatif classiquement recouvert par le bleu et l’orangé dans le cinéma américain : là où le bleu renvoie symboliquement à un mouvement d’aspiration — celui du regard de l’homme américain se projetant sur la ligne d’horizon —, l’orangé signale généralement la chaleur du foyer. Dans le bleu l’homme s’expose aux éléments, dans l’orangé l’homme (ou, plus généralement, la femme) accueille ou anticipe l’altérité pure. On comprend dès lors ce qui se joue ici : alors que les dinosaures ont fini par arriver dans un point-limite du chez-soi (la maison), il ne s’agit plus d’aller les chercher dans l’infini, de prendre l’avion pour aller les voir, de hausser le regard pour se les figurer. La puissance de l’orangé est la force de les ramener à la maison.
2. Quand bien même toute couleur serait une qualité de la lumière, il paraît certain que le jaune-orangé peut, du point de vue de l’œil humain, caractériser une manifestation lumineuse par référence au soleil. Tout se passe comme si la victoire du jaune-orangé sur le bleu était une victoire de la lumière sur l’obscurité, et le second dénouement un calque du premier — toujours il s’agit d’aller vers la lumière. Plus précisément, le deuxième film est le récit d’un combat entre deux compréhensions concurrentes de la lumière, combat qui résulte in fine dans la victoire de l’une sur l’autre.
3. Selon une première compréhension, la lumière serait synonyme d’arraisonnement ou de thématisation, bref de « retournement de l’extériorité en intériorité » : comme telle, elle réunirait le regard objectivant du scientifique (la lampe de bureau, l’éclairage des musées), le regard utilitaire des intérêts économiques et le regard voyeuriste du spectacle (les projecteurs). S’ils peuvent être réunis dans l’élément de la lumière, c’est parce que chacun, à sa façon, absorbe l’altérité (ici, le dinosaure) dans un élément intérieurement, et par suite abstraitement, composé (qu’il s’agisse d’une loi naturelle prétendument infaillible ou d’une somme d’argent). À partir de cette intériorisation, l’animal est commis ou bien à répondre de son concept préalablement fixé, ou bien à produire des effets intégrés dans une logique utilitaire. Exemple : lorsque les dinosaures, transférés depuis l’Isla Nublar, sont vendus aux enchères, l’éclairage artificiel, lié à la logique marchande, se confond avec la lumière aveuglante des tasers des cadres de sécurité, qui contribuent à éclairer dans le mouvement même de leur violence.
4. Mais il subsiste un autre sens, plus proche dans son éclaircie de l’advenue du phénomène-dinosaure. Cette lumière est celle du phénomène compris comme « un genre insigne de rencontrer quelque chose », ou comme un « se-montrer-par-soi-même » : en d’autres termes encore, elle est le geste de la chose qui, apparaissant — ou plutôt, s’apparaissant —, s’éclaire à-même sa propre lumière, par-delà toute visée intentionnelle ou thématisante, toute localisation dans un contexte, toute insertion dans le cours de l’expérience ordinaire. La lumière, ici, vient à la lettre briser le cours du monde dans les mains de celui qui la fait advenir en s’apparaissant. Les exemples sont nombreux : ainsi de la lumière qui, au lieu de l’éclairer, émane de l’ultime geste de reconnaissance unissant Owen (Chris Pratt) et Blue, la première femelle Vélociraptor créée pour le parc, ou de celle qui, dans la chambre d’une petite fille, vient annoncer l’arrivée imminente de l’Indoraptor.
5. L’image numérique — on l’évoquait déjà à propos de Rampage —, conformément à sa structure signifiante aplanie, permet précisément à toute chose de s’apparaître, s’annoncer, se montrer par soi-même, sans jamais insérer ce qui survient dans les rangs d’une organisation extérieure du donné. Ce faisant, elle intensifie la logique spectaculaire propre au genre en érigeant la surprise liée au surgissement d’un dinosaure en régime général. Tout ce qui survient est un geste de s’apparaître, parce que le numérique ne tolère guère le guidage de la perception naturelle, laquelle, parce que constituée d’événements qui se disputent en permanence le droit d’être vus, est par nature conflictuelle.
6. Dès lors, le second sens (rendu possible par le numérique) s’accompagne d’un pouvoir nouveau accordé aux dinosaures. En plus de la lumière du s’apparaître, ils peuvent en effet maîtriser l’intégralité de la structure lumineuse des images en la subordonnant ou en l’accordant à la puissance de leur survenue. C’est ici la grande singularité du film : les dinosaures parviennent à définir par eux-mêmes les modalités lumineuses exactes de leur entrée dans le champ. Le numérique devient moins une qualité plastique d’attention renouvelée qu’une manière de déléguer la mise en scène à ce qui n’est pas elle. Lorsque seuls des éclairs peuvent rendre, de façon forcément hachée, le Tyrannosaurus Rex visible ou lorsqu’une faible lumière rouge parvient à révéler l’ombre d’un Mosasaurus, il ne faut pas croire que l’espace, de façon opportune et comme telle contingente, impose aux dinosaures un mode de visibilité. Non : parce que le dinosaure s’apparaît, il ne peut plus être situé dans un rapport de subordination au donné — bien plutôt, il « meut l’espace unique de tout ce qui a lieu », si bien que le seul espace pensable est celui qu’il ouvre pour accueillir son arrivée.
7. Un mystère toutefois demeure : pourquoi le dinosaure choisirait-il un monde où son apparition ne serait que partielle, clignotante, saccadée ? Pour le comprendre, il faudrait un instant revenir au film matriciel de Spielberg. Son extrême finesse tenait partiellement à ceci que la présence du dinosaure était quasi-systématiquement non pas suivie (selon la structure logique de l’expérience) mais précédée par sa trace (qu’on l’appelle emprunte, repas consommé, bruit de pas). Spielberg avait bien compris que pour reconstituer les dinosaures, il avait d’abord fallu en passer par des fossiles : ayant cela en tête, le mode de manifestation des dinosaures ne pouvait qu’apparaître comme une reproduction, chaque fois actualisée, de leur genèse. Si l’on a inversé la dynamique du vivant et de l’évolution (donc, aussi, le cycle naissance/corruption/mort), alors on a par voie de conséquence modifié la structure même de toute expérience, qui en tant que renvoi à l’autre ou que sortie de soi produit nécessairement, mais toujours après coup, de la trace.
8. On retrouve ici une compréhension de la trace comme « rapport à l’illéité comme à l’altérité d’un passé qui n’a jamais été et ne peut jamais être vécu dans la forme, originaire ou modifiée, de la présence ». Trois points sont importants ici.
D’abord, le temps du dinosaure est un temps dia-chronique, c’est-à-dire constitué par un écart originaire : puisqu’il s’apparaît, il déchire la sphère d’immanence où résidaient jusqu’alors les spectateurs de son advenue, et ce faisant les délie de la continuité chronologique entre passé, présent et futur. Comme tel et en tant qu’alliage de temporalités distinctes (1. Trias, Jurassique et Crétacé ; 2. temps présent de la confrontation ; 3. temps futur du profit, qui a motivé leur recréation), le dinosaure déchire le temps. Il est une image dialectique au sens où l’entendait Benjamin, soit « la forme fondamentale du rapport possible entre le Maintenant (instant, éclair) et l’Autrefois (latence, fossile), rapport dont le Futur (tension, désir) gardera les traces ». Si la chronologie est coupée, c’est parce que le dinosaure comme événement spectaculaire ou horrifique fait se télescoper en un instant soudain ces différents moments sans jamais les synchroniser. Si passé, présent et futur sont par la force des choses mis en rapport dans sa chair même, chacun résiste et s’oppose à l’autre dans un combat chaque fois recommencé. Par exemple, l’image numérique refuse d’arbitrer la bataille entre ce qui ressort de l’absence (le dinosaure comme monté à partir de rien, comme pure hypothèse) et ce qui semble présent (l’épaisseur de la chair, le sang, le relief des écailles).
Ensuite, si son passé ne peut pas être vécu sous la forme de la présence, c’est parce qu’en tant que tel il est immémorial : non pas parce que ce passé serait plus ancien que ce que l’on entend par passé, comme un temps d’avant l’humanité, mais parce qu’en tant qu’émanant de l’absolument autre il est incommensurable à tel ou tel vécu temporel. La temporalité du dinosaure ressort moins de celle du dinosaure comme objet préhistorique que du dinosaure comme figue de l’altérité radicale, dont la nouveauté rend le passé irréductible, inatteignable et non-synchronisable par le sujet.
Mais ce n’est pas seulement le caractère unique ou auto-apparitionnel des dinosaures qui fonde la singularité de leur passé : leur condition même, qui consiste à passer du squelette à la présence, implique que leur passé soit impossible à caractériser comme présence, vie, vécu. La trace laissée par les dinosaures n’est rien d’autre que l’objectivation de ce passé sans présence. Le film, comme le précédent, intensifie cette logique en figurant un dinosaure créé ex-nihilo, imaginé dans la seule perspective de l’arraisonner : cet animal, quel que soit son nom, est à la lettre privé de passé.
9. Jurassic World : Fallen Kingdom érige cette compréhension à l’état de système, dont la manifestation la plus parlante est la multiplication de ballets d’ombres. Ces ombres contribuent également à assimiler les dinosaures à des squelettes en même temps qu’à la texture propre aux contes enfantins qui ont rendu possible leur retour. D’un bout à l’autre, un paradoxe s’élève : quand bien même ils seraient capables de mettre en scène leur parcours, tout se passe comme s’il leur était impossible de s’émanciper tout à fait de leurs conditions de fabrication.
10. Ce serait toutefois oublier un pan essentiel de leur cheminement. Si les dinosaures peuvent ré-arranger à leur mesure les dispositifs lumineux, s’opposant par suite à leur tendance à la thématisation ou à l’arraisonnement, il leur est enfin possible de retourner les armes de leurs adversaires contre eux. C’est à ce moment précis qu’ils pourront se défaire du regard d’où s’origine leur manipulation générique. Pour ce faire, ils vont directement mettre en lumière les humains, les faisant entrer en visibilité comme un scientifique le ferait avec son objet : par l’entremise d’une vitre qui consacre un dualisme entre ce qui est construit comme donné doté d’une factualité intrinsèque et un monde du côté duquel seulement peut s’effectuer la donation de sens. Les exemples sont nombreux : ainsi des personnages principaux enfermés dans une vitrine (qui, sur le modèle d’un muséum d’histoire naturelle, présentait juste avant des reconstitutions de dinosaures), ou de la petite fille scrutée par l’Indoraptor depuis une fenêtre.
11. On en vient à la nouveauté du film dans son pan proprement antispéciste : pour les humains, comprendre le dinosaure, l’approcher, l’intégrer dans la communauté biotique, l’aimer, l’estimer, ce n’est nullement le considérer en tant que posé là devant soi, comme semblait le professer le début du film via les vocables de la sanctuarisation et de la protection. Non : la relation établie avec l’animal n’est qu’un premier pas dans le chemin de compréhension, puisqu’il s’agit ensuite de se laisser comprendre par cela même à quoi l’on s’adressait premièrement, d’être cerné, intégré et accueilli par lui. Comprendre le dinosaure, c’est accepter d’être scruté en retour. Il n’est pas anodin, à cet égard, que l’œil soit le point nodal de tout un pan du cinéma numérique dans son rapport aux non-humains. Par exemple, que l’œil d’un dinosaure puisse refléter une situation revient à lui accorder une puissance d’intégration du donné et d’organisation des événements.
12. Il faudrait néanmoins franchir un pas supplémentaire, puisque dans le dinosaure qui scrute se maintient, suivant des modalités certes inversées, la structure du dualisme. Le film va alors substituer au face-à-face l’existence d’un lien ontologique commun entre deux figures diamétralement opposées, du point de vue des espèces autant que de la place prise dans l’occupation de l’espace : la petite fille et l’Indoraptor, qui tous deux sont les produits d’une manipulation génétique sans référent présent. Un plan — le plus beau du film —, où, par l’entremise d’une vitre transparente, le visage de l’un se confond avec celui de l’autre, viendra attester la complexité de leur relation : si, d’un côté, l’asymétrie est réelle (leurs traits demeurent distincts), respectant la singularité de leur apparaître, de l’autre ils s’unissent dans l’élément même qui a priori consacrait leur différence dans le champ de la science et du spectacle (la vitre). C’est la grandeur du numérique que d’allier l’impératif de la communauté biotique (notamment figuré par le fait que les dinosaures et les hommes fuient ensemble, par un élan commun, une éruption volcanique) et l’irremplaçable aura lumineuse de chaque individu.
13. On en revient aux micro-organismes jaune-orangés du générique de fin. S’ils signalent bel et bien, dans leur crépitement propre, le retour au foyer, ils sont également autre chose : d’abord, le maintien de cette aura dans un climat d’interaction ; ensuite, toujours liée à la maison, la structure de l’accueil, qui veut que chaque élément du cinéma numérique soit capté à la fois comme ce qui tout d’un coup s’apparaît et comme ce qui nous inclut en lui ou nous com-prend. Le foyer ne correspond plus seulement à l’Amérique, à la maison suburbaine ou à la planète Terre : si le numérique ouvre une dimension de compréhension mutuelle, alors tout peut devenir une maison, dinosaures compris.