Chantal Akerman adapte librement le roman homonyme de Joseph Conrad. À n’en pas douter, La Folie Almayer divisera entre fascination pour une œuvre ensorcelante et ennui plus ou moins poli face à un film plutôt ardu.
Par son ampleur et son ambition, La Folie Almayer vient rappeler combien Chantal Akerman est une cinéaste essentielle, renouant ici avec une puissance cinématographique plus ou moins laissée en suspens depuis De l’autre côté (2002) – et, dans une moindre mesure, Demain on déménage (2004). Malgré la cohérence avec son œuvre, il était difficile (mais pas impossible) d’investir la radicalité de Là-bas (2006) ; par ailleurs, le fascinant segment du film collectif L’État du monde (2008) témoignait de son attirance pour l’installation vidéo, notamment Maniac Summer à la Biennale d’art contemporain de Venise, qui reprenait des plans de Tombée de la nuit sur Shanghai. À Venise, où La Folie Almayer était présenté hors compétition lors de la dernière Mostra, à l’occasion de laquelle Chantal Akerman s’est vue attribuer un Lion d’or « compressé » pour l’ensemble de sa carrière.
Chantal Akerman renoue également avec l’adaptation littéraire, après son appropriation pour le moins réussie de Marcel Proust (La Captive, 2000), c’est avec la même liberté qu’elle s’empare du premier roman de Joseph Conrad, La Folie Almayer (1895) ; sachant que cette liberté s’avère bien souvent un gage de fidélité vis-à-vis de l’œuvre originelle. S’il est bien question de la perdition d’un aventurier blanc en Asie, le film retient avant tout la dimension atmosphérique de l’écrivain britannique, une inimitable charge sensorielle, notamment dans l’évocation des lieux ; ici, la jungle et surtout le fleuve représentent de véritables personnages qui « agissent » de façon alchimique dans leurs relations avec les êtres. La cinéaste s’est aussi accordée le droit d’inventer, notamment en donnant une tournure contemporaine au récit par le biais des segments urbains – tournés au Cambodge –, tandis que la jungle demeure figée dans une incertitude temporelle entre crépuscule du XIXe (le roman date de 1895) siècle et aube du XXe. Invention aussi d’une scène d’ouverture renversante qui organise le film en un ample flash-back. D’emblée, on est saisi par le magnétisme de l’écriture cinématographique, et bientôt par l’extraordinaire beauté de Nina – Aurora Marion, dont c’est le premier long-métrage, on en souhaite beaucoup d’autres. Un plan fixe pose le dancing d’une contrée exotique comme décor. On progresse dans les pas d’un homme qui avance vers la scène où se produit un crooner secondé par des danseuses disposées derrière lui. « L’homme » poignarde le chanteur ; tout le monde déguerpit, sauf Nina. Dans une sorte d’hébétude, elle continue à se trémousser avant de cesser progressivement pour venir face caméra – très gros plan pour le moins troublant – et livrer un chant déchirant, dont on comprendra qu’il s’agit de la marque d’émancipation d’une captive. Comme d’autres personnages du film qui s’ouvre ainsi, nous voilà ensorcelés. Et pas seulement parce qu’on se situe souvent dans la jungle, Chantal Akerman n’est pas sans « adapter » ici un certain Apichatpong Weerasethakul.
La Folie Almayer se peuple de quelques européens échoués dans des contrées lointaines. Il est donc question d’Almayer (Stanislas Merhar), père de Nina, une « sang-mêlé ». On croise aussi un certain Lingard (Marc Barbé) qui va et vient par bateau. Se profile également une mine d’or aussi réelle que l’Eldorado pour les conquistadors d’Aguirre. Almayer rêve d’or et d’amour, celui de sa fille, le film semble répondre que l’un ne peut aller avec l’autre. On entend Malaisie, mais une indétermination diffuse se perpétue, un imaginaire – notamment celui qui émerge d’Aurora Marion (de père grec et de mère belgo-rwandaise) – nous balade aux quatre coins de quelque chose comme l’océan Indien, et pourquoi pas un bout du Pacifique. Largement hétérogène dans sa chronologie et par la narration polyphonique, le récit évoque la destinée de Nina. Fillette, elle est arrachée à ses parents par Lingard, afin de pouvoir bénéficier d’une éducation de blanche, pour lui inventer un avenir, loin « de ce trou » comme on dit. Elle subit une sorte de dressage dans une institution corsetée par la morale religieuse et la méfiance envers cette « sang-mêlé ». Suite à la mort de Lingard, Nina est chassée du pensionnat (tout autant qu’elle s’en échappe), erre dans les rues de la métropole, puis revient d’où elle était partie, en jeune femme. Mais, dit-elle, son « cœur est mort » pendant ces années de captivité. Elle semble avoir appris une seule chose : à (se) haïr et à (se) fuir perpétuellement. Quant à Almayer, son amour paternel trouble le consume, il sait qu’elle est sa fille du fait de la brûlure au ventre qu’il ressent en sa présence.
La dialectique (et les dialogues) autour du trouble identitaire de Nina ne constituent pas ce qui est le plus convaincant, mais, finalement, ceci pèse peu. La force du film émane de personnages égarés à la recherche d’un paradis perdu, autant celui que l’on est venu chercher que celui que l’on a quitté, la réussite réside dans une capacité à l’exprimer cinématographiquement. La densité de la mise en scène ainsi que le point d’équilibre admirable entre virtuosité et rugosité subjuguent. Au cadre et à l’image, Rémon Fromont compose, de jour comme de nuit, un flux visuel entêtant, à l’onirisme cauchemardesque ; l’artificialité des lumières nocturnes plaçant régulièrement La Folie Almayer à la lisière du fantastique. La cinéaste relate un tournage plus proche d’une dimension documentaire, loin d’un plateau de fiction installé, la caméra était à l’affût de ce qui se présentait, en recourant à de longues prises. Chantal Akerman compose un film reposant sur des dérives rêveuses et âpres, d’une douloureuse langueur – celle d’Almayer est statique, d’autres plus mouvantes. Le plan-séquence final est des plus impressionnants, Almayer y donne à voir ce que peut être la perdition et l’effondrement définitif d’un être qui s’abîme dans le néant.