Après avoir emmené un client jusqu’à sa chambre, Jeanne Dielman referme la porte derrière elle, laissant la caméra de Chantal Akerman, à l’autre bout, filmer le couloir vide. Par un jump cut, la luminosité de l’appartement passe alors d’un éclairage légèrement tamisé à l’obscurité. On le comprend sans peine : le rapport tarifé a eu lieu le temps de cette toute première ellipse, figurée par un brusque changement lumineux. C’est d’ailleurs l’un des gestes machiniques que Jeanne effectue le plus entre les pièces de son appartement bruxellois, dans lequel elle s’occupe de son fils mais aussi, donc, se prostitue : allumer et éteindre la lumière. ON, puis OFF. Dans la chambre, la cuisine, le salon, la salle de bain ou le vestibule, Jeanne active ou désactive tel ou tel espace comme une régisseuse à la rigueur sans faille, tandis que le montage d’Akerman, afin de mettre en exergue cette routine, laisse durer chaque plan après l’extinction de la lumière et la sortie de Jeanne hors du champ. Une ponctuation lumineuse amorce et parachève ainsi l’exécution du moindre geste, même le plus rapide et anodin (ranger un billet, ouvrir une fenêtre, prendre un ustensile). Au début du film, cette séparation entre lumière et obscurité est un moyen pour Jeanne de compartimenter deux facettes de sa vie qui ne sauraient dialoguer (la gestion du foyer/la prostitution), pour distinguer clairement le ON du OFF.
Au mitan du récit, la mécanique inflexible à laquelle Jeanne obéit se dérègle pourtant lorsqu’elle oublie d’éteindre la lumière du couloir au moment d’accompagner, vers la sortie, un deuxième client. À force d’aller-retours erratiques dans les pièces de l’appartement, la « mère-machine » apparaît comme un automate à moitié dysfonctionnel. Sans qu’on saisisse tout de suite l’origine de ses défaillances, Jeanne oublie de refermer le pot dans lequel elle entrepose son argent, laisse cuire les pommes de terre trop longtemps, mais surtout n’allume plus systématiquement la lumière en pénétrant dans une pièce et ne l’éteint pas forcément au moment d’en sortir. Certaines portions de son appartement y sont à la fois ON et OFF : il arrive qu’une pièce soit éclairée sans que rien ne s’y passe, et qu’à l’inverse Jeanne s’attelle à ses tâches ménagères dans le noir. Au regard de la mine égarée de Seyrig, dont le jeu manifeste une inquiétante étrangeté par rapport à la première partie, on comprend qu’éteindre robotiquement la lumière revenait jusqu’alors à se prémunir contre la brutale et sourde exposition du vide, soit à masquer le néant derrière soi et à ségréger l’absence au seul royaume des ombres. Désormais à la dérive, Jeanne cohabite avec le vide qui l’entoure.
Dans l’ultime scène du film, Jeanne tue d’un coup de ciseaux l’un de ses clients, puis quitte sa chambre sans éteindre la lumière, le cadavre de l’homme gisant sur le lit éclairé. On la retrouve, le plan suivant, assise devant sa table à manger, la lumière cette fois éteinte. Les habituels paramètres lumineux sont évidemment inversés, et le débordement d’un pan de la vie de Jeanne sur l’autre définitivement acté. Un détail interpelle toutefois. Il s’agit d’un scintillement venu d’une enseigne à l’extérieur, à la fois répétitif et irrégulier, qui cisaille l’espace du salon et éclaire à moitié la silhouette blafarde de Seyrig. Entrevu à plusieurs reprises au cours du film, ce miroitement lumineux préfigurait déjà le dérèglement à venir de l’automate Dielman, mais privait aussi de noir absolu la pièce principale de l’appartement, comme pour annoncer l’impossible séparation de la lumière et de l’ombre, du ON et du OFF, qui structurait ce foyer bien rangé. L’unique mouvement au sein du dernier plan est justement celui de cet éclairage instable, sur lequel Jeanne Dielman n’a aucun contrôle : un rayon bleuté qui tranche sa figure à l’intersection de la lumière et de l’obscurité, à la fois éteinte et accomplie, lovée pour la première fois dans la pénombre.