Après les Prodiges d’Arnold Schwarzenegger en 2016, Jérôme Momcilovic ouvre 2018 sur ceux de Chantal Akerman. Prodiges d’un autre ordre, il est vrai, tant l’œuvre de la regrettée cinéaste belge est a priori éloignée des performances athlétiques du plus autrichien des Américains. Mais en dépit des apparences, c’est un fil bien tangible qui relie ces deux figures mythiques du cinéma, fil que l’auteur met en avant d’entrée de jeu : l’incarnation.
Le poids des images
C’est qu’on avait peut-être fini par l’oublier, à force de louer, de loin, ses cadrages tirés au cordeau (Jeanne Dielman), sa soif jamais tarie d’expérimentation (son dernier film posthume, No Home Movie, le confirmait brillamment), son vif intérêt pour la littérature aussi bien européenne (La Prisonnière de Marcel Proust qui devient La Captive ; un projet d’adaptation de L’Idiot de Dostoïevski laissé à l’abandon) que nord-américaine (l’écrivain juif d’origine polonaise Isaac Bashevis Singer dont elle adapte quelques nouvelles pour Histoires d’Amérique ; Sylvia Plath dans Letters Home), mais Chantal Akerman est bel et bien une réalisatrice physique : avec son premier court-métrage, Saute ma ville (1968), où elle se mettait en scène en Charlot d’appartement, elle affirmait ainsi d’emblée un profond attachement au cinéma burlesque. Surtout, Chantal Akerman n’a jamais cessé de filmer pour des corps, c’est-à-dire à destination d’un spectateur dont elle exigeait une véritable capacité d’endurance : faire un film, c’est avant tout produire des images qui non seulement durent mais pèsent un certain temps, et regarder un film, c’est faire l’effort d’endurer ces images. C’est donc un essai résolument placé sous le signe de la corporéité qu’écrit Jérôme Momcilovic, ce qu’il ne manque pas d’annoncer dès le titre fort énigmatique de ce nouvel ouvrage : Dieu se reposa, mais pas nous. Ce qui ressemble à un fragment perdu d’aphorisme vient en réalité d’un carton inséré au cours d’un film réalisé par Chantal Akerman pour la télévision en 1983, L’Homme à la valise, et qui ne parle au fond que de ça : de ce que cela coûte, en termes d’énergie toute physique, d’écrire un film, de le réaliser – et, en creux, d’écrire sur les films de Chantal Akerman, donc d’en être le spectateur. Dans ce film, Chantal Akerman se met en scène en réalisatrice qui, après deux mois d’absence, rentre dans son appartement qu’elle avait prêté à un ami. Elle doit écrire un scénario mais, pendant la majeure partie du récit, touche à peine à sa machine à écrire : elle ne tient pas en place, sans cesse dérangée par les déplacements et les fredonnements de son colocataire de fortune, et finalement par sa propre ébullition. Aussi Dieu se reposa, mais pas nous, avant d’être un texte critique, est-il le récit d’un parcours de spectateur ; un spectateur sans repos, à qui incombe la lourde mais passionnante tâche de cheminer à travers des images tout aussi intranquilles : « Le temps n’est pas le même pour tout le monde mais les films d’Akerman nous ont donné un temps à partager avec eux, temps électrique, dans l’hôtel et à l’arrêt du bus, un temps délimité par le miracle de l’apparition et le deuil de la disparition qui oblige à revenir pour effacer le deuil dans le miracle, et ainsi de suite […] On ne sort jamais des films d’Akerman, il faut y rester toute une vie (n’en sortir que pour les cigarettes). »
Canon à deux voix
De fait, Jérôme Momcilovic, sous la monographie miniature de l’artiste Chantal Akerman, réalise son autoportrait en spectateur hanté – captif d’une œuvre elle-même tout entière marquée par la hantise. Si les films d’Akerman nous offrent le refuge d’une vie, s’il faut y rester « toute une vie », c’est bien parce qu’ils sont pensés comme des maisons, tout du moins comme des lieux habités par le souvenir, l’angoisse et la joie de fabriquer un récit avec ce qu’on y a sous la main – comme l’auteur l’exprime en commentant une scène de No Home Movie (2016) : « Qu’est-ce que ça veut dire, “trouver un plan” ? […] La petite caméra d’Akerman est posée sur une table, tandis que sa mère vaque dans la cuisine devant l’objectif […] Dans le cadre qui cherche, il n’y a rien d’autre qu’un appartement de vieille dame, saisi dans la matière ingrate et crue d’une caméra numérique […] Et tout à coup, il y a un plan : l’impression fulgurante, épiphanique, d’une image soudain habitable. » Rendre une image habitable, filmer l’entrée d’un corps dans un espace qu’il va aménager pour son confort de spectateur, c’est peut-être au fond le seul programme du cinéma de Chantal Akerman – si tant est que l’on puisse parler de programme.
Ainsi, dans la scène d’ouverture de La Captive (2000), son adaptation de La Prisonnière de Marcel Proust, Chantal Akerman montre Simon (Marcel dans le roman), joué par Stanislas Merhar, en train de plonger littéralement dans un bain d’images du souvenir : il projette sur une toile blanche des vues en super 8 de la plage de Balbec, où l’on voit Ariane/Albertine et ses amies vaquant à leurs occupations de jeunes filles en fleur – et bien sûr, il se projette lui-même dans ce cadre, découpé à même le cadre, qu’il va informer pour le mettre aux couleurs de son obsession, « raccompagnant Ariane sur le lieu de son fantasme : à la mer, dans les vagues d’où elle n’aurait jamais dû s’extraire […] En la noyant dans une vraie mer, Simon, lui, se noiera enfin dans la mer de son film ». Et, toujours dans La Captive, il y a cette belle scène, absente du roman de Proust, au cours de laquelle Ariane (Sylvie Testud) se met à chanter un air d’opéra a cappella pour accompagner en canon la cantatrice du balcon d’en face. Ariane cherche sa voix dans les silences de Proust, Jérôme Momcilovic aussi, derrière celle de Chantal Akerman, dans ses absences. Dieu se reposa, mais pas nous est un livre écrit à deux voix, en canon, où celle de l’auteur se confond par instants avec celle de la cinéaste tout en marquant des pauses, pour poser des questions : « Voix mince excessivement enfantine dans Saute ma ville et Je, tu, il, elle […], et, des années plus tard, voix de rocaille, frottée sur un million de cigarettes, comme remontée d’un gouffre. Est-ce qu’on fume trop pour tuer la voix de l’enfant qui persiste au fond de soi ? »
Toujours revenir sur ses pas
Même avec la voix cassée, Chantal Akerman n’aura pas cessé de chanter de film en film, et c’est en fait cette petite musique akermanienne – comme on parle parfois de petite musique proustienne – que Jérôme Momcilovic essaye de retrouver au cœur des images, dans les plis et les linéaments d’une œuvre à la fois cohérente et toujours imprévisible. C’est ce que souligne l’auteur à propos d’Un divan à New York (1992), comédie sentimentale assumée comme telle mais évidemment trop intimement akermanienne pour devenir un succès commercial : « Film plus cher, à la production difficile, boudé finalement par à peu près tout le monde à son grand désespoir, Un divan est né à la croisée de deux élans, l’un qu’elle revendiquait, l’autre plus souterrain et recouvrant le premier comme un lapsus. Le premier élan est tourné vers les comédies hollywoodiennes des années 1930, celles de Lubitsch et Cukor ; tourné aussi vers le père d’Akerman, pour lui prouver que sa fille cinéaste était capable d’un vrai succès populaire. » L’un des plus beaux parti-pris de Jérôme Momcilovic est ainsi de ramener sur le devant de la scène les films parfois un peu bancals, souvent éclipsés par les chefs‑d’œuvre dans le discours critique (Jeanne Dielman, News from Home) en soulignant leurs réussites, fussent-elles modestes. On lui saura donc gré d’insister sur le charme singulier de ce Divan à New York : « Il faut imaginer le Shop Around the Corner d’un Lubitsch qui, trop rêveur, n’aurait su filmer que les lettres. », de signaler dès les premières pages l’importance d’un film confidentiel et quelque peu oublié, Letters Home (1986), réunion à l’écran de Delphine Seyrig et de sa fille Coralie pour une lecture de la correspondance entre Sylvia Plath et sa mère jusqu’au suicide de la première, ou encore d’intégrer Histoires d’Amérique (1989) dans le fil d’une exploration par la réalisatrice du territoire des spectres : « D’Est et Histoires d’Amérique vibrent d’une commune urgence, qui était déjà celle d’Hotel Monterey, film de spectres terminal – […] filmer la dernière trace des corps au moment de leur devenir fantôme. »
Mais surtout, Jérôme Momcilovic rend justice au très beau Toute une nuit (1982), souvent présenté comme un simple film « de transition », que Chantal Akerman n’aurait tourné qu’à défaut de pouvoir réaliser à l’époque la comédie musicale dont elle rêvait (qui deviendra Golden Eighties, en 1986). Aussi minimaliste soit-il, Toute une nuit est peut-être, finalement, le plus akermanien des films de Chantal Akerman : « Toute une nuit est une collection d’étreintes qui sont autant de manières de rester debout : dans les cafés ou dans les halls, dans les chambres et dans les rues, on se serre les bras au bord des larmes, on danse un premier ou un dernier slow, on s’agrippe surtout pour ne pas se laisser tomber, parce que tout autour la grande gueule béante de la nuit est prête à vous avaler. » Il faut voir les échos que continuent à en renvoyer dans leurs films quelques-uns des plus grands cinéastes d’aujourd’hui – il est possible que ce soit de façon tout à fait inconsciente – pour mesurer l’influence considérable de Toute une nuit sur le cinéma contemporain : de Hong Sang-soo à Valeska Grisebach, la « collection d’étreintes » de Chantal Akerman est partout.
Rien que pour ça, et au-delà du simple plaisir de la lecture, Dieu se reposa, mais pas nous est un texte important et précieux : parce que Jérôme Momcilovic nous rappelle que le rôle du spectateur est tout autant de défricher des terra incognita que de revenir inlassablement sur ses pas. À plus forte raison en ce qui concerne Chantal Akerman : il faut probablement rôder longtemps autour de la « folie » Akerman, y faire tours et détours et s’imprégner de cela même qui la hante – l’errance, l’attente, le ressassement d’un passé qui ne passe pas – pour oser faire un pas au-delà du seuil. La dernière page du livre est la retranscription d’un fragment de dialogue de No Home Movie. Chantal Akerman a posé sa caméra sur la table de la cuisine, on est dans l’appartement bruxellois de sa mère Natalia. Chantal repense avec nostalgie aux beaux cheveux noirs de sa mère, qui, elle, voit le brun de ses yeux s’estomper. Ce bout de dialogue, à la fois trivial et bouleversant, est tiré d’une scène qui ne se situe pas dans la fin du film : Jérôme Momcilovic le pose là, moins en guise de conclusion que d’incitation à se perdre, à continuer à se perdre dans les films-maisons de Chantal Akerman.