« Il y a tellement de gens qui ont des Oscars mais Lumière…», s’amusait en 2010 Milos Forman, second Prix Lumière. Encore petit nouveau dans l’éventail des festivals de cinéma français, le festival Lumière de Lyon, sans rapport aucun avec la Fête des lumières et du haut de ses six années d’existence, se veut une célébration du patrimoine cinématographique mondial. L’événement créé par un certain Thierry Frémaux couronne chaque année, dans une débandade de rétrospectives de classiques dont la qualité n’est plus à prouver, une personnalité du cinéma, pour sa contribution au septième art. Une figure incontestable qui a su obtenir la reconnaissance critique autant que populaire. Et cette année, l’honneur a été donné au cinéaste espagnol Pedro Almodóvar, qui succède à Clint Eastwood, Gérard Depardieu ou dernièrement, Quentin Tarantino. L’occasion de plonger dans l’univers de l’icône de la Movida. Mais pas seulement dans sa remarquable filmographie. À Lumière, la programmation a d’exceptionnel une sélection de films triés sur le volet par la personnalité primée elle-même, en l’occurrence el maestro Almodóvar, au sein de son immense cinéphilie. Des œuvres de tous horizons constitutives de son art, parallèlement complétées par une découverte du patrimoine cinématographique ibérique, trop peu connu de ce côté-ci des Pyrénées.
La comédie du pragmatisme
Parmi la sélection hommage au cinéma espagnol, un film se distingue par son humour, noir, qui n’est pas sans rappeler celui d’Almodóvar : Le Bourreau, de Luis García Berlanga. On retrouve, dans cette comédie de mœurs de 1963, le même art d’aborder le drame à travers le prisme du quotidien. Ici, aller tuer un condamné à mort comme on va au bureau. Parce qu’il faut bien vivre. Cet humour cinglant déculpabilisé offre à Berlanga l’outil rêvé pour dénoncer la peine de mort par garrot, sous les yeux d’une censure « mystifiée », pour reprendre les mots exacts d’Almodóvar. Car c’est bien là le brio du film. En pleine dictature franquiste, le réalisateur joue avec le feu. Perpétuellement sur le fil du rasoir, Berlanga réussit à maintenir un équilibre intenable, entre réquisitoire virulent contre les pratiques du gouvernement et dédramatisation de la mort la plus violente, dont le secret est le déploiement à l’extrême de chacun des deux pendants. Point culminant – tant comique que critique – du film, le cinéaste ose travestir son bourreau sur le point de donner la mort en criminel qu’on mène à l’échafaud. Grâce au jeu à la limite du burlesque de Nino Manfredi, allié à une caméra distanciée, Berlanga sert sur un plateau une métaphore criante dont la mise en scène fait rire aux éclats de ce qui devrait nous révolter. Un véritable numéro de funambule cinématographique qui fait émerger une dynamique comique à l’efficacité fatale. Berlanga déclarait très justement à propos de la comédie qu’elle « reflète la réalité espagnole tout au long de son histoire avec beaucoup plus d’authenticité qu’un autre style de cinéma ». Il en fait une brillante démonstration dans Le Bourreau et Pedro Almodóvar a su se faire le digne héritier de ce comique transgresseur et décomplexé où le tabou n’est qu’un autre aspect de la vie dont on peut et doit rire.
Dans cette lignée, l’ouverture d’En chair et en os constitue un formidable condensat de gouaille populaire et d’ironie sociale. La mise en contexte de l’histoire dans l’Histoire, faire naître le personnage principal, Victor, le soir de la proclamation de l’état d’exception par Franco, vient soutenir l’illustration du pragmatisme du survivant espagnol, générateur de comique au milieu du drame, qui fait la force du style Almodóvar. Le cinéaste madrilène travaille sur son film comme un Pollock entachant sa toile de nuances contraires qui se chevauchent là où on ne les attend pas ; comme lorsque Victor et David se menacent pour l’amour d’une femme jusqu’à ce qu’ils s’extasient pareils à deux camarades devant un match de foot. Il en résulte des scènes de vie à l’improbable véracité.
Un cinéma du vol
La filiation artistique d’Almodóvar ne s’arrête pas aux frontières de l’Espagne. Rossellini, Cassavetes, Carné… les influences du Madrilène sont vastes et il aime à en user, voire en abuser. Il assume être un cinéaste voleur : un poster du Voyeur dans Kika, un extrait de Johnny Guitar dans Femmes au bord de la crise de nerfs, chacun de ses films est enrichi d’un autre et, à travers sa sélection « El cine dentro de mi », il invite le festivalier à en mesurer l’ampleur. Avec Les Yeux sans visage, ce vol va au-delà d’un simple extrait placé dans une scène ou d’une référence ponctuelle. Il traverse de part en part La Piel que Habito. Rare incursion française dans le cinéma d’épouvante, Les Yeux sans visage, réalisé en 1960 par Georges Franju, emprunte l’esthétique de l’expressionnisme allemand afin de créer une poésie horrifique, rythmée par une ritournelle macabre. Il déshumanise savamment ses personnages, pour mieux s’aventurer dans les méandres de l’âme humaine. D’un côté le père, savant fou qui n’éprouve plus d’autre sentiment que l’obsession de redonner un visage à sa fille chérie, de l’autre Christiane, silhouette fantomatique réduite à l’état de poupée en porcelaine avec laquelle on joue, toujours vêtue de blanc et affublée d’un masque ne laissant pour seule trace de vie que ses yeux. Patiente et prisonnière, elle se retrouve tiraillée par une dualité haletante : la révolte face au comportement criminel de son père contre le désir égoïste de retrouver des traits humains, la morale contre l’instinct de survie. Un coup de maître de la part des scénaristes, Boileau, Narcejac et Sautet, qui font reposer le suspense du film, non pas sur l’enquête policière, mais sur la psychologie des deux protagonistes.
Almodóvar transcende le travail de Franju. Il se déleste de ce qu’il considère comme superflu – les meurtres, l’enquête – pour se concentrer sur les relations entre les personnages et la modification du corps par la médecine. Sur cette base, l’Espagnol transforme l’horreur expressionniste en un effroi aseptisé et pervers, incarné par un Banderas électrisant de froideur, pour pousser encore plus loin l’exploration, jusqu’à la violation, de l’identité et des frontières entre les sexes. En bon manipulateur, Almodóvar égraine les indices de son intrigue pour ne dévoiler l’ampleur du vice qu’avant le dénouement final. Le personnage de Vera/Vicente, constitue un terrain de jeu presque illimité pour le cinéaste et son obsession de l’identité, psychique comme sexuelle. Astuce géniale, il l’affuble d’un body conçu par Jean-Paul Gaultier, la faisant apparaître nue même habillée, mais un nu sans sexe qui suscite pourtant le désir des deux protagonistes masculins. Un flou sexuel qui permet de tisser une toile de sentiments encore plus trouble dans ce nouveau mythe de Pygmalion. Chez Almodóvar contrairement à Franju, la « créature » choisit de jouer sur le terrain malsain de son créateur, allant même jusqu’à le supplanter, pour se libérer. La Piel que Habito fascine par sa psychologie aussi tortueuse que son scénario, dont la perversité exerce une fascination chez le spectateur comme seul Almodóvar sait la susciter.
Après que le Grand Lyon ait scandé le nom de l’artiste espagnol durant une semaine intense en émotions, la question qui est maintenant sur toutes les lèvres est : quelle personnalité sera suffisamment fédératrice pour succéder à Pedro Almodóvar l’an prochain ?