Plus de dix ans après son départ pour Hollywood, Jean Renoir fait un détour par l’Inde avant de regagner l’Europe. En adaptant un roman de Rumer Godden, romancière anglaise auteur entre autres du Narcisse noir, le cinéaste ose, effronterie suprême à l’époque, une évocation de l’Inde « sans éléphants ni maharadjas » et fait, sur les bords du Gange, le récit universel d’un premier amour et du temps qui passe. Limpide et épuré dans sa structure dramaturgique comme dans ses compositions picturales, Le Fleuve plaide pour une acceptation apaisée des remous de la petite comme de la grande Histoire, plaidoyer particulièrement signifiant dans le contexte de l’après-guerre.
En 1947 sort Woman on the Beach, le dernier volet hollywoodien de la « période américaine » de Jean Renoir. Le film est un échec commercial, et laisse les critiques et le public français perplexes, comme ils l’étaient devant la lente mue opérée chez le cinéaste depuis son départ pour les États-Unis, tant le système des studios d’Hollywood et les contraintes qui y étaient attachées semblaient contradictoires avec son cinéma d’avant-guerre. Après l’échec de Woman on the Beach, Darryl Zanuck déclare : « Renoir a beaucoup de talent, mais il n’est pas des nôtres. » Cinq ans plus tard, alors que le cinéaste est bel et bien rentré en Europe et que la parenthèse indienne dont résultera Le Fleuve s’expose sur les écrans français, André Bazin revient sur cette décennie que Renoir vient de passer à Hollywood : « L’idée d’une évolution positive, d’une transformation féconde, ne nous effleurait même pas. Nous pourchassions la ressemblance pour souffrir de sa caricature, quand il fallait discerner les différences qui se faisaient jour et dont The River est l’aboutissement provisoire. »
Le Fleuve marque un tournant dans la carrière de Jean Renoir. Premier film en couleurs, il est aussi, pour le cinéaste, le moment d’une rencontre décisive avec l’Inde (qui inspirera bientôt toute une frange du cinéma occidental, de Fritz Lang à Rossellini), et une digression quasi expérimentale pour un réalisateur qui n’avait cessé jusqu’alors de jouer avec les codes d’un certain classicisme. En 1949, Renoir tombe par hasard sur un roman de Rumer Godden, romancière britannique ayant grandi en Inde, dont il acquiert les droits. Mais il échoue à vendre le projet aux producteurs hollywoodiens, pour qui un film sur l’Inde ne peut décemment se passer de maharadjas, d’éléphants, enfin de cette caution exotique sans laquelle le public bouderait le film. Quelque temps plus tard, Kenneth McEldowney, un fleuriste d’Hollywood qui se pique de devenir producteur, contacte Renoir. Il a également lu Le Fleuve, et veut produire son adaptation. Renoir impose une condition ; aller passer plusieurs mois au Bengale pour écrire le scénario, en étroite collaboration avec Rumer Godden.
Œuvre inclassable, détachée des diktats du genre et même, en un sens, de la dramaturgie classique, Le Fleuve s’inscrit pourtant dans la filmographie du cinéaste avec une cohérence remarquable. Quelque dix années après La Règle du jeu, Renoir revisite le film choral et le mouvement perpétuel des jeux de l’amour et du hasard, dans un marivaudage dont les rouages se seraient soudain distendus. Sur les bords du Gange, non loin de Calcutta, dans une bâtisse coloniale au cœur d’un jardin luxuriant, vit une famille d’expatriés britanniques. La fille aînée de la fratrie, Harriet, quatorze ans, partage ses jeux avec Valérie, la fille d’un propriétaire terrien des environs, et Mélanie, une jeune métisse. Sur les rives du fleuve débarquera bientôt le Capitaine John, un bel étranger blessé de guerre, dont les trois jeunes filles tomberont amoureuses. Chacun vaquant à ses occupations, personne ne songe à surveiller Bogey, le cadet et seul garçon de la fratrie, qui rêve de devenir charmeur de cobras…
Le film s’ouvre et se ferme sur le mouvement impétueux du Gange. Le fleuve dicte sa temporalité et apporte son lot de rebondissements (le capitaine John arrive en bateau, et c’est dans une petite barque qu’Harriet tentera une fugue désespérée). Il suit imperturbablement son cours, se moque de la mort, figure le passage du temps que Renoir saisit l’instant d’un basculement fugace : de l’enfance à l’âge adulte, d’une époque qui se termine (l’Europe se relève de la guerre et l’Inde vient de prendre son indépendance) à l’espoir d’une vie nouvelle. « À chaque chose qui nous arrive », confie le Capitaine John à Harriet, « à chaque personne que vous rencontrez qui a de l’importance a vos yeux, ou bien vous mourez, ou bien vous renaissez un peu. » Située à la fin du film, cette phrase éclaire la situation du Fleuve, entre ce que fut le cinéma d’après-guerre de Renoir et une nouvelle période de sa filmographie qui s’ouvrira avec Le Carrosse d’or. Tourné quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Le Fleuve évoque le bonheur éphémère dans ce qui s’apparente à un jardin d’Eden, jardin où rôde un serpent redoutable, où trois jeunes filles vivent leurs derniers instants d’innocence. Imprégné de spiritualité indienne, le film est placé sous le signe d’une acceptation paisible. En 1952, après la sortie du Fleuve, Renoir confesse : « Il m’est arrivé quelque chose de très important, à moi comme à des millions d’autres gens, et cette chose c’est la Deuxième Guerre mondiale. (…) Avant la guerre, ma manière à moi de participer à ce concert universel était d’essayer d’apporter ma voix de protestation. (…) Aujourd’hui, l’être nouveau que je suis réalise que le temps n’est plus pour le sarcasme et que la seule chose que je puisse apporter à cet univers illogique, irresponsable et cruel, c’est mon “amour”.». Renoir est toujours un vibrant humaniste, mais le ton a changé. Tout à l’avenant, sa mise en scène, autrefois d’un formalisme virtuose, s’est épurée.
Avec Le Fleuve, Renoir fait sa première expérience du cinéma en couleurs, et utilise pour cela le Technicolor. Claude Renoir, neveu du réalisateur et chef opérateur sur le film, racontera que son oncle fut horrifié en voyant revenir du laboratoire les premiers essais, dont il jugea les couleurs criardes. Dès lors, il n’aura de cesse de lutter contre toute débauche de couleurs violentes, pour aboutir à une palette subtile et harmonieuse. Le Fleuve constitue une étape singulière dans la manière dont Renoir a pu, au long de sa filmographie, assimiler et revisiter l’héritage pictural de son père. Très composés, les cadres travaillent le réel dans ses textures les plus mouvantes ; un goût d’éphémère joyeux, les robes colorées des jeunes filles sur l’herbe verte du jardin, les jeux de lumière d’un bel après-midi d’été, les ombres changeantes dans les grands arbres qui annoncent le drame, et le fleuve bien sûr, qui entraîne l’ensemble des personnages dans son mouvement incessant.
Si Renoir approche l’Inde, s’il en assimile les mythologies dont la marque est très présente dans le film, c’est toujours avec la pudeur de l’étranger, et avec toute la réserve que lui impose son statut d’Occidental. Le Fleuve a parfois semblé colonialiste. Pourtant le point de vue du réalisateur exprime l’exact inverse de ce qui serait une condescendance avide de pittoresque. À la faveur de longues digressions quasi-documentaires (que Renoir qualifiera, le mot n’est pas anodin, de « poétique »), le cinéaste filme avec sobriété la vie des Indiens sur les bords du Gange : les étals du marché local, le travail incessant des ouvriers dans la presse à jutes, et les diverses activités convergeant vers le fleuve, pêche, baignade, rituels funéraires et rites religieux… Cette histoire dans laquelle se déroule l’histoire, cette Inde qui semble s’arrêter aux portes du jardin britannique, infiltre pourtant chaque recoin du récit, et interroge le rapport de chacun des protagonistes avec le décor mouvant qui l’abrite, rapport que la jeune métisse (inventée par Renoir, elle n’existait pas dans le roman), figure parfaitement. À travers la galerie de personnages – Harriett, tiraillée entre l’enfance et l’adolescence ; le Capitaine John, physiquement et moralement blessé par la guerre, condamné à une fuite en avant qui prend la forme d’un exil perpétuel ; Mélanie, écartelée entre ses ascendants indiens et européens – Renoir interroge finalement « l’étrangeté », mélancolie de l’étrange et de l’étranger que murmurent à l’unisson les légendes indiennes, le silence effaré des revenus de guerre et le journal intime des jeunes filles amoureuses.