Pendant son exil aux États-Unis, Jean Renoir s’est vu proposer une adaptation du classique d’Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre. Du roman original, il n’en a gardé que la trame principale, quitte à sacrifier l’ironie grinçante sur les rapports de classe qui en fit sa réputation. Respectueuse des codes hollywoodiens et servie par une Paulette Goddard plus pétillante que cynique, cette adaptation trahit surtout un manque d’inspiration de la part d’un réalisateur habituellement plus incisif.
L’histoire de Célestine, modeste et jolie femme de chambre exerçant son métier dans les grandes demeures rurales où elle découvre toutes les grandes perversions bourgeoises, tout le monde la connaît. Le roman original, signé Octave Mirbeau, est devenu un classique de la littérature française et, en 1964, le réalisateur espagnol Luis Buñuel en fit une fameuse adaptation lors de son exil en France, avec Jeanne Moreau dans le rôle-titre. Mais près de vingt ans plus tôt, Jean Renoir, lui-même en exil aux États-Unis suite au conflit mondial, en proposa une version nettement moins connue (rarement diffusée à la télévision, pas encore éditée en DVD). Du réalisateur politiquement très engagé et définitivement entré au panthéon des plus grands du XXe siècle depuis sa farce tragique sur les rapports de classe (La Règle du jeu en 1939), on pouvait espérer une adaptation au couteau, détournant les codes d’un cinéma hollywoodien qui n’a souvent réussi qu’à aborder cette thématique par le biais de la screwball comedy.
Malheureusement, dès les premiers plans, on sait que le réalisateur échouera là où on espérait de la transgression, se limitant à une adaptation polie, efficace et plutôt divertissante du roman. Le premier choix discutable est probablement d’avoir confié le rôle principal à Paulette Goddard. Si l’actrice a pu convaincre lorsqu’elle était dirigée par son compagnon Charlie Chaplin (Les Temps modernes, Le Dictateur), elle est difficilement crédible en tant que servante usée par ses changements de maison et les lubies inavouables de leurs propriétaires. Pimpante, toujours bien apprêtée, elle bénéficie souvent de ce halo de lumière si typique de l’âge d’or des Studios. Au fond, il n’y a peut-être rien de plus absurde que de voir un réalisateur français trahir l’esprit d’un roman français lié à l’histoire sociale de France en le spoliant de toute sa violence pour le rendre plus conforme à une industrie du divertissement américaine. Le masochisme très malsain cimentant la majeure partie des rapports entre les personnages (à la source même du roman de Mirbeau et de l’adaptation de Buñuel) est ici totalement édulcoré. Les personnages s’agitent sans jamais véritablement s’incarner, se bornant à quelques éclats très parsemés dont il aurait été inimaginable de se passer.
Malgré ces réserves, Le Journal d’une femme de chambre revu par Jean Renoir n’est pas pour autant une catastrophe, loin de là. Certaines scènes permettent au cinéaste communiste d’exalter son goût pour la représentation du peuple : on pense par exemple à ce bal du 14 Juillet qui fête la République (alors que le film sort sur les écrans français seulement un an après la Libération) tandis que le personnel de maison – surtout le valet – tente de rejouer l’abolition des privilèges. En face, si les bourgeois nostalgiques de la monarchie ne sont pas aussi siphonnés que dans le roman original (la censure n’a-t-elle pas permis d’aborder le fétichisme des chaussures ?), le couple de patrons est pourtant bien à ce point limite d’inconscience des rapports de classe qui les entourent. Dans le rôle de la maîtresse de maison, l’actrice Judith Anderson (la célèbre Mrs Danvers d’Alfred Hitchcock dans Rebecca) excelle. Et si une certaine violence finit par exploser in extremis dans le dernier quart d’heure du film, mettant chaque personnage face à ses contradictions morales, cette adaptation fait tout de même pâle figure en intégrant dans son épilogue final un happy end contraire à tout principe révolutionnaire.