« Renoir a beaucoup de talent, mais il n’est pas des nôtres. »
Darryl F. Zanuck
Exode
Hollywood n’a-t-elle jamais été autre chose que cette Babylone décrite par John Ford (d’origine irlandaise), où citoyens de tous horizons se croisaient à chaque coin de rue ? Son succès mondial serait-il dû à autre chose que son universalité ? Si elle a pu si bien parler au monde entier, c’est peut-être parce que le monde entier s’y est exprimé. C’est la grande particularité du cinéma américain, ce qu’aucun autre cinéma au monde ne permet : il est prêt à accueillir n’importe quelle sensibilité, pour peu que l’on puisse dompter son organisation immuable et sa conception industrielle inébranlable. C’est de cette manière que l’Europe a contrebalancé son identité WASP. Il fallait bien Chaplin pour contrer le racisme de Griffith. Il fallait bien Lubitsch pour démolir le pompiérisme de DeMille. Il fallait bien Hitchcock pour inverser le puritanisme de Disney. Bref, il fallait bien l’Europe pour donner au cinéma américain son contre-champ, donc son sens.
Le France a aussi eu son petit mot à dire, de façon insolite, avec deux réalisateurs diamétralement opposés : William Wyler et Jacques Tourneur, qui ont en commun d’avoir parfaitement intégré la logique des studios. L’un s’est orienté vers une carrière de prestige et d’Oscars, l’autre vers la série B et le bricolage novateur mais, purs produits hollywoodiens, aucun d’eux n’était réellement issu du cinéma français. Il faut attendre la guerre et l’Occupation qui poussa Jean Renoir à l’exil. Accueilli par la Fox et Darryl F. Zanuck, il allait pouvoir goûter à son tour à Hollywood et Hollywood allait pouvoir le mettre à l’épreuve. Le vrai croisement entre le cinéma français, dans ce qu’il a de plus atypique, et le cinéma hollywoodien, dans ce qu’il a de plus méthodique, allait avoir lieu. La greffe, pourtant, n’a pas pris. Après six films qui n’ont pas marqué le box-office et les esprits, Renoir est reparti ailleurs vers de nouvelles aventures (en Inde notamment, pour signer l’un de ses plus beaux films : Le Fleuve).
Impressionnisme
Il faut dire que Renoir n’est pas vraiment le meilleur représentant du cinéma français – dans le sens où on ne peut représenter qu’un système, une conception des choses. Carné par exemple, incarne bien une certaine conception du cinéma français, mielleux dans son rapport au monde et platement professionnel dans ses mécanismes. Renoir, lui, comme tous les grands cinéastes français, s’est plutôt mis en marge du système, si ce n’est contre lui. Car le cinéma français a cette spécificité de ne ressembler qu’à ses auteurs et à rien d’autre, de n’être ce qu’il est que le temps d’un film puis de passer à autre chose (de Pickpocket à Playtime, des Parapluies de Cherbourg à La Maman et la putain). D’où son incroyable variété, unique au monde. D’où, aussi, son incapacité à produire quelque chose dans un système de studio. D’où, du coup, l’aigreur des réalisateurs de la QF qui poissait déjà leurs films et leur humeur bien avant que les jeunes turcs des Cahiers ne leur rentrent – à raison – dans le lard.
C’est donc avec sa sensibilité (dont voulait s’accaparer Hollywood) mais aussi sa propre idée (dont ne voulait pas entendre parler Hollywood) de comment faire un film que débarque Renoir dans les bureaux de Zanuck. Ce dernier pensait pouvoir utiliser le cinéaste pour faire un film de propagande pro-français, afin de soutenir l’effort de guerre. Peine perdue : rien de plus étranger à Renoir qu’une reconstitution en studio avec des faux décors. Rien de plus absurde pour lui de filmer un pays sans y être et d’être dans un pays sans le filmer. Renoir n’était pas le fils d’un peintre impressionniste pour rien. Il filme un décor comme on peint un paysage, en se tenant devant lui, en s’en imprégnant, en en faisant son sujet. Un lieu qui, la durée du film, devient la scène de rencontres et de luttes mais qui restera, quoi qu’il arrive, délesté de tout contexte, qui résistera à l’histoire et dont Renoir capte l’immuable essence. On y passe, mais on n’y vit pas, tandis que lui continuera de vivre sans nous. C’est même le seul terrain où peut se jouer la comédie renoirienne, cet instant éphémère où les clivages sociaux tombent, permettant à deux individus que tout sépare de communiquer enfin. Le petit théâtre de Jean Renoir est ce moment suspendu hors du temps, hors du monde, où se produit cette chose magique qu’on appelle l’altérité. Car si les interactions sociales restent avant tout des représentations, le décor, lui, est bien réel et annihile toute possibilité de mise en scène (ce terme fétiche des cinéphiles). Chez Renoir, dépouillé de l’ordre social, on est soudain mis à nu face à l’autre.
Naturalisme
Pour son premier film américain, Renoir ne cherche pas autre chose que ce lieu, et le trouve dans les marécages de la Géorgie. Hors de question pour lui de les reproduire dans un studio – ce qui a été son premier bras de fer avec Zanuck. C’est donc dans ces marécages que le jeune Ben Ragan (Dana Andrews), parti à la recherche de son chien, croise le vieux Tom Keefer (Walter Brennan), fugitif accusé à tort qui y vit en reclus. S’ils s’étaient rencontrés ailleurs, jamais les deux hommes n’auraient appris à se connaître, jamais ils n’auraient sympathisé mais dans ce marais loin du monde, cette « étoile lointaine » comme l’appelle Keefer, l’entente est possible. Ils s’associent donc : Keefer braconne cette jungle qu’il connaît parfaitement pour Ragan qui va revendre les peaux de bêtes. En contre-partie, il devra prendre soin de Julie, la fille de Keefer. S’en suit, comme toujours chez Renoir, la valse des sentiments humains.
Pour Ben, aller chercher son chien est un prétexte pour fuir le giron paternel, s’émanciper : L’Étang tragique est un récit initiatique. Ce n’est peut-être pas tant parce qu’il est dangereux qu’on recommande à Ben d’éviter le marais mais parce que quitter son milieu est une façon de le redécouvrir tel qu’il est. Le marais délocalise le rôle et la fonction de chacun, il décentre le regard de Ben et lui fait percevoir les choses sous un nouvel angle. En sortant de son milieu il rencontre ce qui en a été exclu (Keefer), c’est-à-dire son envers. C’est la complexité du monde qui apparaît alors et qui l’éveille à la maturité, un monde où un condamné à mort est un brave type, où une femme respectable peut s’éprendre d’un vaurien, où la brutalité d’un père est un signe d’amour, où une souillon peut devenir charmante et une charmante blonde une garce. Tout, ainsi, finit par se déplacer dans un grand jeu de chaises musicales dont Renoir connaissait parfaitement la règle (à savoir qu’il manque toujours une chaise), chacun prenant la place d’un autre. En s’occupant de Julie, il rend jalouse sa promise, Mabel (Virginia Gilmore, en personnage typiquement renoirien), dont le comportement le pousse à tomber amoureux de Julie. Et ainsi de suite. Et comme chez Renoir rien n’est jamais unilatéral, sortir du monde pour Ben (en cherchant son chien) est ce qui va permettre à Keefer de le réintégrer (en récupérant le chien – voir le très beau dernier plan du film). De la passation vient le lien, du lien vient l’état de grâce.
Horizons
Le naturalisme du réalisateur et sa tendance au documentaire passés à la moulinette des studios hollywoodiens font irrémédiablement penser à ce grand anthropologue lui aussi adepte des décors naturels qu’était John Ford, dont Renoir hérite ici de certains collaborateurs comme le scénariste Dudley Nichols et le formidable Ward Bond (dans le rôle de l’un des brutaux frères Dorson). Ford, qui aimait les horizons et qui en avait fait le sens de son cinéma, partageait la même ligne de fuite que Renoir. Ils se rejoignent ici, par l’un de ces parallélismes étonnants qui jonchent l’Histoire du cinéma, dans le regard rassuré du père de Ben (Walter Huston) quand il constate que son fils est sain et sauf à son retour des marais, où dans l’observation d’une petite communauté qui se structure entre inclusion et exclusion. Ou encore dans la meilleure scène du film à laquelle fait très fortement écho Les Deux Cavaliers, quand Ben introduit Julie dans la communauté hostile en l’invitant au bal.
On a beaucoup négligé la période hollywoodienne de Renoir, prétextant qu’il n’était pas adapté à ce cinéma, qu’il n’y avait fait que des films mineurs. Peut-être n’avait-il pas eu le temps, comme Ford, d’assister et de contribuer à la naissance de ce système et de savoir en contourner tous les traquenards. L’Étang tragique a ses faiblesses (dont Dana Andrews trop âgé dans un rôle pas très bien défini) et Renoir n’arrive pas toujours à dompter les schématismes du scénario hollywoodien, mais il recèle des moments incroyablement beaux, preuves manifestes que Renoir avait totalement sa place à Hollywood, au moins autant qu’un autre. Il y a cette réconciliation entre un père et son fils, le regard perdu de Bond quand il voit son frère se faire engloutir dans les marécages, l’hésitation de Keeper à rejoindre la civilisation ou la parfaite compréhension de Renoir pour le désir féminin, qui est la plus grande carence du cinéma américain. C’est peut-être sur ce dernier point qu’on peut imaginer ce que le cinéma français avec Renoir aurait pu fondamentalement apporter à Hollywood. Tout un monde.