La vie est à nous, film collectif signé en 1936 par Jean Renoir, est un modèle de film de propagande, démonstratif et à multiples entrées, dont le dispositif politique non dissimulé aide à lire les propositions de fictions contemporaines à la posture moins assumée. Le film s’ouvre par un véritable cours de géographie, présentation de la France et de ses richesses : premier producteur de seigle, diversité des climats, puissance industrielle incomparable, pays d’histoire et de patrimoine… L’apologie de la France faite au spectateur est en réalité dictée par un instituteur à de jeunes enfants ébahis. A la sortie des classes, on débat, on compare : «la France est la meilleure, mais ma famille n’arrive pas à finir la semaine. À qui profite la richesse ?»
Ceux qui ont « des casquettes de salopards »
Au premier abord, on est frappé par la continuité du discours anticapitaliste entre ce film de 1936 et les films plus récents (de La Loi du marché de Brizé à Moi, Daniel Blake de Loach, en passant par les documentaires Comme des lions ou Merci patron !). Au fil de saynètes reconstituant des situations de misère sociale (un vieil ouvrier écarté de la chaîne de montage, une famille de paysans en ruine, un jeune diplômé sans emploi), Renoir pose sa caméra dans les chaumières, dans les usines, dans les bureaux, et distille un discours clair de lutte des classes. L’ennemi est d’abord intérieur : ce sont les deux cents familles qui contrôlent la richesse du pays. Le film, après les avoir désignées explicitement dans la bouche des enfants, tourne littéralement les pages d’un trombinoscope pour nous les égrainer. Les patrons, mis en scène dans un conseil d’administration, gras et fumant des pipes, sont confrontés à la crise économique, doivent supprimer des emplois (on choisit les plus vieux) et détruire des marchandises pour re-stimuler le marché. L’ennemi est aussi extérieur : les fascistes et jeunesses hitlériennes, contre lequel il faut faire front commun. Les alliés, répondant à la même logique, sont dedans et dehors : ici, c’est le Parti Communiste Français, ses grandes figures (Paul Vaillant-Couturier, Marcel Cachin… filmés au micro, lors de discours politiques) et ses sympathisants anonymes (apportant le soutien à leurs camarades d’infortune) ; là, c’est le triumvirat historique symbolique: Marx, Lénine, Staline. La république franco-soviétique, vision proposée par le Parti Communiste, est l’horizon du film. Évidemment, le recul historique invite à regarder avec un œil critique ce discours. Mais cinématographiquement, la proposition de Renoir mérite que l’on s’y intéresse.
Engager le spectateur
Le film n’est pas avare en idées de cinéma : au premier chef, le montage sonore d’aboiements sur les images d’un discours d’Hitler est proprement inouï, parangon d’une attaque ad hominem cinématographiquement radicale. Plus loin, Renoir sait impressionner tout en provoquant l’empathie: pour signifier la force du collectif politique, sans rien prendre à la valeur de chaque individu, le cinéaste fait apparaître ensemble des cortèges de manifestants en marche, surgissant par le fond de l’image, comme ces images de péplums, et, en montage alterné, des plans de visages déterminés, proches de ceux vus plus tôt dans les premières scènes du film. La structure même de La vie est à nous conduit à cette fusion: les Français, divisés et soumis au début des saynètes, galvanisés par un collectif protecteur qui résout leur problème (l’usine se met en grève pour sauver l’emploi du vieil ouvrier) et les discours des cadres du parti, unissent leur force pour prendre le pouvoir. L’usage du chant, à ce moment-là du film (l’Internationale, notamment), réunit les plans, et tandis que la réintroduction des images des paysages de la France, promesses d’un futur simple et fructueux, permet de réconcilier, cinématographiquement, le peuple et la prospérité de son pays qui lui échappait encore avant le film.