La décennie hollywoodienne de Jean Renoir, qui culminera en 1951 avec le flamboyant Le Fleuve, est certainement la moins connue et estimée de sa carrière. Le cinéaste en exil réalise alors pourtant une poignée de chefs‑d’œuvre secrets, parmi lesquels L’Étang tragique et La Femme sur la plage. La ressortie de L’Homme du sud (The Southerner) est l’occasion de se replonger dans cette partie mouvementée de la filmographie d’un auteur qui, loin d’avoir perdu son talent de metteur en scène, trouve outre-Atlantique un cadre propice au renouvellement de son cinéma. L’Homme du sud peut difficilement être considéré, contrairement aux deux films qui le précèdent, L’Étang tragique et Vivre libre, comme un film de majors en raison de la grande liberté dont a bénéficié ce projet, tourné sans star et produit en indépendant, avec plusieurs scènes tournées en extérieur. Cette relative émancipation du système permet à Renoir de s’approprier une mythologie américaine qui lui est étrangère, tout en y instillant les thématiques qui ont parsemé son œuvre (notons qu’il co-signe le scénario). Son intérêt se porte ici sur un groupe de prolétaires, la famille de Sam Tucker (Zachary Scott), ouvrier agricole malchanceux mais obstiné qui cherche à cultiver sa propre terre dans le deep south. À travers cette chronique où se donnent à voir les travaux et les jours de quelques métayers, Renoir prend le relais du Ford des Raisins de la colère et du Vidor de Notre Pain quotidien, et élève la terre agricole à hauteur de territoire mythique.
À la suite d’une brève présentation de la famille Tucker, une séquence radieuse de récolte du coton signale l’importance de la terre dans la vie des paysans puisqu’il leur faut, dans leur travail, courber l’échine pour se rapprocher du sol. Sous un soleil de plomb, l’oncle Pete, trop âgé pour de telles besognes, s’effondre. Ses dernières paroles, confiées à Sam – « Vois par toi-même. Cultive ta propre terre. » – détermineront la suite des aventures des Tucker. L’Homme du sud distingue dès lors les propriétaires (figures antagonistes du film) de ceux qui n’ont que leur force de travail, ce qui n’empêche pas les uns d’avoir autant souffert que les autres. L’égoïsme du fermier voisin des Tucker est ainsi nuancé, selon la célèbre antienne renoirienne – « Tout le monde a ses raisons. » – par un traumatisme. Enterré dans un cimetière de fortune, l’oncle Pete, simple journalier, n’aura pour sépulture que deux planches de bois disposées en croix. La pierre tombale, réservée aux possédants, rappelle que la terre est enjeu de pouvoir jusque dans la dignité offerte aux défunts.
Sam et le mythe
Le regard de cinéaste étranger que porte Renoir vient éclairer ce qui anime ce personnage typiquement américain dans son rapport à la terre. Le territoire n’est ici plus à conquérir ou à modeler selon ses désirs (cf. l’ultime scène de Notre pain quotidien, où l’irrigation des champs nécessite de creuser des tranchées afin de faire circuler l’eau) ; il exige davantage une forme de modestie, d’humilité face à la nature. Là où Vidor va jusqu’à transformer complètement la topographie des lieux, Renoir laisse le personnage principal démuni face à son champ. Sam n’est pas seulement guidé par les derniers mots de son oncle, quelque chose de plus grand semble le traverser, un besoin, voire même un devoir, de travailler la terre. Même après divers événements naturels, comme cette tempête qui inonde, en point d’orgue, l’intégralité du champ de coton, détruisant les plantations, Sam en revient inconditionnellement à cet appel de la terre, qu’il compare, au détour d’une curieuse réplique, à celui de sa femme. Cette obstination, qui fait toute la beauté du personnage, est pourtant mise à rude épreuve tout au long du film ; le sol, rétif, ne se laisse pas dompter si facilement. La tension qui en découle, entre une obsession charriée par le mythe et des conditions de vie précaires, fait ainsi l’objet de la plupart des scènes : comment concilier la stabilité qu’exige la charge de chef de famille et l’incertitude qui caractérise l’exploitation agricole ?
Les caprices de la terre
Une scène pointe toute l’ironie de la condition de Sam qui, à la force de ses bras, tente de concilier les contradictions de son statut : il incarne à la fois la posture du chef de famille, en se substituant à une poutre pour maintenir la véranda de sa modeste habitation, et celle de l’enfant naïf, à peine inquiété par la vétusté des lieux. Son désir de cultiver lui-même le coton le contraint à s’acclimater à une nouvelle vie de précarité qui, à première vue, n’est guère plus enviable que celle d’un simple journalier. L’impossibilité de cultiver le coton par mauvais temps conduit ainsi son fils à contracter le mal de la rose, symptôme d’une malnutrition directement liée à la pauvreté de la famille. Le nouveau voisin des Tucker, M. Devers, ancien métayer et désormais propriétaire, lui présente d’ailleurs la mort comme l’aboutissement logique de la pauvreté, dont fut victime son épouse, elle-même décédée.
Mythifiée, la terre l’est également en cela qu’elle excède le cadre réaliste du film pour habiter les rêves du couple Tucker, comme dans cette sublime scène onirique où Sam et sa femme Nona traversent heureux un champ couvert de cotonniers, dont le caractère immaculé participe à leur enchantement. À l’inverse, la dureté de la vie renvoie le champ à sa matérialité : la mère, désespérée par la maladie de son fils, se jette au sol et agrippe fermement la terre de ses mains, comme pour implorer une instance supérieure. Sam se voit en ce sens comparé à un joueur, pour cette façon qu’il a de laisser son sort entre les mains de la providence, lui assurant la liberté et l’indépendance, par opposition au travail à la ville, hiérarchisé et standardisé.
L’idéal de ce personnage opiniâtre et jusqu’au-boutiste relève dans cette perspective d’une croyance quasi religieuse dans la terre, que Renoir, irrésolu à faire basculer son récit dans le tragique, filme avec beaucoup de tendresse. Le portrait de cet homme, épris de liberté, dans son rapport à une terre aussi récalcitrante que nourricière, n’est-il pas en fin de compte celui du cinéaste lui-même ?