L’exposition que le musée d’Orsay consacre aux liens unissant les œuvres de Jean et Pierre-Auguste Renoir s’ouvre sur le parallèle entre la scène de la balançoire de Partie de campagne (fig.2), film tourné par Jean en 1936, et le tableau La Balançoire (fig.1), achevé par son père en 1876. La proximité thématique saute aux yeux et d’autres plans du film, tournés sur les bords du Loing, cours d’eau représenté en son temps par la génération impressionniste, viennent appuyer la comparaison. Mais si l’on regarde ladite scène de plus près, avec sa caméra embarquée en contre-plongée, sa veine comique revendiquée (le dialogue de sourds avec la vieille dame) et son érotisme joyeux (les séminaristes, les enfants et les jeunes hommes attablés au café tour à tour troublés par les va-et-vient de la jeune fille sur son « escarpolette »), elle n’a rien d’une citation, encore moins d’un tableau vivant. Cette fausse piste inaugurale décrit bien le rapport que dans ses films Jean Renoir entretient avec la peinture de son père : d’un terreau de références communes naît une expression technique, artistique et esthétique tout à fait singulière dans laquelle l’influence de l’œuvre du père disparaît.

Mise en récit de la filiation
La deuxième salle de l’exposition intitulée « La création en héritage », qui revient sur le rapport intime de Jean aux toiles et dessins de son père, est peut-être la plus surprenante et la plus intéressante du parcours. Le jeune homme suit d’abord l’exemple paternel en peignant de la céramique dans un style naïf et spontané dont les exemples rassemblés ici ne présagent en rien de son futur génie artistique. La suite de l’histoire est connue : Jean vend la plupart des toiles de son père qu’il a reçues en héritage afin de financer son premier film auquel il fait participer son entourage artistique. Il garde cependant toute sa vie le grand portrait de lui en chasseur peint en 1910. À partir des années 1940, devenu un cinéaste reconnu et fort d’une nouvelle aisance financière, il rachète plusieurs œuvres. Les prix des toiles de Renoir s’étant alors envolés, il se contente souvent de petits formats et de natures mortes rassemblés dans sa villa de Beverly Hills.
En creux, tous les documents présentés ici révèlent la véritable mise en récit de sa filiation par Jean Renoir lui-même, une fois sa gloire personnelle acquise. L’épisode fondateur en est le don, avec ses frères, des Baigneuses, testament artistique de leur père, au musée du Louvre en 1923. L’œuvre est acceptée avec réticence avant de devenir incontournable au fil des années, à mesure qu’est réévaluée l’entièreté de la carrière du peintre, sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’amateurs (notamment anglo-saxons) dont Jean accompagne l’émergence. Devant les caméras de télévision de l’après-guerre, comme dans les journaux, il revendique désormais sa filiation et raconte son histoire : les interminables séances de pose et les jeux de son enfance, son désir d’émancipation lorsqu’il revend tout son héritage, puis une forme de réconciliation posthume. La publication, en 1962, de sa biographie, dans laquelle il évoque très largement son père et qui connait un succès non démenti dans son édition originale comme dans sa traduction en anglais, est l’aboutissement de ce processus. Sa maison de Los Angeles, dont plusieurs photos sont exposées, peut être vue comme une sorte de vitrine ou de mise en image de ce récit. Il est très étonnant de constater à quel point l’accrochage des toiles dans les pièces de la villa est conventionnel et répond en tous points au bon goût du collectionneur : œuvres isolées sur des murs unis, espace nécessaire pour le recul et la contemplation, mobilier qui n’entrave pas la vue, etc. Ce qui pourrait relever d’un travail de décorateur tend davantage ici à la muséification, par la clarté, la sobriété de l’agencement, mais aussi par le caractère apparemment unique et restrictif du sujet de la collection : la peinture de Pierre-Auguste Renoir, aucun autre artiste n’étant visible sur les photographies. Cette approche est l’exact contraire du musée imaginaire qu’il invente dans ses films et sur lequel nous reviendrons.
Le détour manqué par Vénus
L’exposition aborde ensuite de manière plus didactique la possible influence de l’œuvre du peintre sur celle de son fils à travers la question du modèle féminin et plus particulièrement la personnalité d’Andrée Heuschling. Connue pour être l’un des derniers modèles de Pierre-Auguste, elle épouse par la suite Jean et lui inspire son désir de cinéma. Elle est l’actrice et la principale collaboratrice de ses premiers films sous le nom de Catherine Hessling. Jean Renoir ira jusqu’à dire qu’il n’est devenu cinéaste que pour faire de sa femme une vedette. Pourtant, lorsque sont mis côte à côte les portraits d’Andrée par le père et les premiers films du fils, il est difficile de croire qu’il s’agit bien de la même femme. D’un côté, le modèle roux, charnel, naturel et de l’autre une image sophistiquée façonnée sur le modèle des actrices américaines pour la presse et le public. La présence de Catherine à l’écran, marquée à la fois par l’expressionnisme (on lui reprochera un jeu trop outré) et les premières vamps hollywoodiennes (Renoir la farde de blanc pour mieux faire ressortir ses lèvres et ses yeux d’un noir profond) n’a plus rien à voir avec le corps d’Andrée sur les toiles du père, alangui, indolent, lourd, ni avec son visage invariablement rose et calme. Pour comprendre ce qui lie tout de même le cinéma de Jean à la peinture de son père dans sa représentation des femmes, il aurait fallu faire un écart par l’importance de la figure de Vénus pour les deux hommes, ce dont l’exposition, hélas, fait l’économie. Tous les films de Jean Renoir sont habités par la « présence vénusienne » qui s’est si fortement incarnée dans la peinture de son père. Aphrodite est citée explicitement par les deux hommes : dans le tableau La Liseuse à la Vénus (1913-1915) (fig.3), où une sculpture de la déesse par Pierre-Auguste Renoir lui-même est représentée à l’arrière-plan, et dans La Grande illusion (1937), où une reproduction de la Vénus de Botticelli côtoie une Vierge de Cimabue sur la petite cimaise imaginée par Rosenthal. Ces citations, loin de n’être que de simples clins d’œil, ont pour les deux œuvres valeur de manifeste quant à la représentation de la femme, sujet central, presque unique, des deux artistes. En cela, le cinéma du fils est l’héritier direct de la peinture du père. On notera encore qu’Elena et les hommes (1956) est une variation évidente sur le thème de Vénus, tout comme l’a été Nana en 1926 (fig.4) où le rôle principal, tenu par Catherine/Andrée, dresse un pont évident entre l’art du fils et du père, mais aussi entre la quête artistique et le désir intime, Jean ayant épousé la Vénus idéalisée de son père.

La question du tableau
Les salles suivantes ont en commun d’interroger le rapport du cinéma de Jean Renoir au médium pictural. Deux films de la seconde partie de sa carrière, French Cancan (1955) et Elena et les hommes, se situent dans le Paris de la Belle Époque dont Pierre-Auguste Renoir a en partie façonné l’aura. Ils pourraient en cela inaugurer un rapprochement formel entre les deux œuvres. Mais une fois encore l’exposition a l’intelligence d’interroger l’évidence pour déjouer cette nouvelle fausse piste. Les deux films doivent en réalité moins à Renoir père qu’à Toulouse-Lautrec et Jules Chéret. Une affiche de ce dernier est citée dans le générique de French Cancan, mais coupée et recadrée tandis que des œuvres de Toulouse-Lautrec – dont on nous montre ici notamment L’Attente (Grenelle) (vers 1887) – ont sans doute stimulé l’imagination de Renoir pour certaines ambiances. Mais il apparaît surtout qu’il n’est pas un cinéaste de la citation, peut-être par refus du tableau. Nous avons repéré dans son œuvre deux formes d’apparition de la peinture susceptibles d’alimenter cette hypothèse : le musée imaginaire de Rosenthal dans La Grande illusion, que nous avons déjà évoqué, et les toiles peintes par Maurice Legrand dans La Chienne (1931). Dans le premier, Rosenthal accroche sur un drap tendu des reproductions d’œuvres célèbres, pour la plupart des détails, ainsi que quelques objets (masque japonais, instrument de musique…) dans une démarche dont Luc Vancheri a montré à quel point elle se situait entre Warburg et Malraux (puisque Renoir n’a sans doute pas eu connaissance du premier et que le Musée imaginaire du second date de 1947). C’est-à-dire que ce qui est cité ici relève moins du tableau que de l’image. Ce dont témoigne le choix de ne retenir que certains détails, d’ignorer les rapports de taille entre les œuvres réelles en appliquant les mêmes proportions à toutes les reproductions, de supprimer le cadre et de les réunir, enfin, dans un accrochage les faisant dialoguer comme dans un atlas ou sur une planche de travail. Dans La Chienne, il ne s’agit pas de citations, mais de toiles peintes dans la fiction par l’un des personnages et autour desquelles se noue toute l’intrigue. Ici non plus, les peintures ne sont pas des tableaux rapportés, mais un élément du film lui-même qui n’existe que par lui et n’a d’autre matérialité que celle de l’image cinématographique (en dehors du film, ces toiles n’existent qu’en tant qu’accessoires pour le tournage).

Après un détour par les adaptations littéraires, les dernières salles de l’exposition viennent renforcer selon nous cette idée d’un Renoir cinéaste avec la peinture mais affranchi des limites du tableau. Elles sont consacrées respectivement au Déjeuner sur l’herbe (1959) et Le Fleuve (1951). Leur propos veut mettre en lumière l’influence de l’œuvre de Renoir père sur l’ambiance de ces deux films en se détachant de la citation ou de l’analogie obligatoire. Le premier fait voler en éclats (littéralement, avec une violente tempête) la référence au tableau de Manet que l’on était en droit d’attendre au vu du titre du film et du patronyme du cinéaste. Tourné en partie aux Collettes, la villa où travaillait Pierre-Auguste Renoir à Cagnes-sur-Mer, le film semble avant tout parcouru par les souvenirs d’enfance et la nostalgie du cinéaste. Il y retrouve en plus la figure d’Aphrodite sous les traits d’une Vénus génitrix fascinée par l’insémination artificielle et les avancées techniques dans le domaine de la reproduction.
En concluant son parcours par Le Fleuve, l’exposition entend montrer que c’est en s’éloignant (le film est une production américaine tournée en Inde) que Jean Renoir se rapproche le plus de l’esprit de la peinture de son père : par son utilisation de la couleur, par l’atmosphère d’intimité familiale, ainsi que par certains motifs (la femme dans la nature, le rapport à l’eau et à l’intimité, un sens du pittoresque…). Sans s’attarder sur ces arguments qu’il conviendrait de discuter, soulignons toutefois à quel point il semble juste de terminer l’exposition par ce film tant il répond à Partie de campagne qui occupe la première salle. Revenons un instant sur la scène de la balançoire qui ouvre le parcours. Elle débute par la conversation de deux hommes au café filmée en champ-contrechamp. Puis un plan d’ensemble frontal réunit les deux hommes attablés. L’un d’eux se lève de sa chaise pour ouvrir les volets qui bouchent la fenêtre jouxtant leur table. Par ce geste, il ouvre le plan sur le jardin que l’on voit dans l’encadrement de la fenêtre avec les deux femmes sur leurs balançoires. La caméra s’attarde le temps que l’homme, appuyé sur le rebord de la fenêtre, admire le tableau qui s’offre ainsi à lui (fig.6). Car si toute la suite de la scène vient démentir cet « encadrement », comme nous l’avons montré, ce plan unique (et, par ailleurs, d’une beauté saisissante) est bien un rare exemple de l’apparition d’un tableau dans un film de Jean Renoir. Sur le chevalet, le châssis ou même la toile vierge que sont les volets au début de la scène est apparu magiquement ce tableau vivant, dans les limites de son cadre et comme accroché pour permettre la délectation. Quinze ans plus tard, les thèmes abordés dans Le Fleuve sont très proches de ceux de Partie de campagne, si bien qu’une réelle filiation se noue entre les deux films. Mais l’héritage pictural, peut-être plus vaste, ne souffre plus d’aucune mise en cadre.