C’est la crise pour Ruiz. Mais malgré une carrière foisonnante derrière lui, le cinéaste renonce à s’essouffler en réalisant en moyenne quatre films par an. Exilé en France depuis 1973, Raoul Ruiz reprend la route de son pays natal: tourné au Chili avec des acteurs et des techniciens français, La Maison Nucingen célèbre le folklore des légendes ancestrales.
1925, quelque-part-on-ne-sait-où. Will et Anne-Marie (alias Jean-Marc Barr et Elsa Zylberstein) connaissent l’affliction du déracinement en prenant possession d’une propriété gagnée au poker. Cette maison Nucingen est une maison laïque qui a pourtant un hall semblable à une nef de cathédrale. Ses habitants étranges, aux nationalités diverses, cohabitent avec des gens invisibles qui peuplent le hors-champ. Parmi eux, une étrange jeune femme à capuche, dont la présence est annoncée par des sons mal mixés (essaims d’abeilles, eau qui coule), comme plaqués sur les images.
Justement, les images. Le tournage en DV connote méchamment le film qui passerait presque pour amateur. La photographie de sitcom, parfois saturée, réussit davantage aux paysages qu’aux intérieures gothiques façon série B de la maison Nucingen. Et la mise en scène? On l’a connue plus inspirée, on en tire péniblement un moment d’allégresse lors de l’arrivée chorégraphiée d’une calèche devant la maison. Face au sur-jeu des acteurs, à l’exception de celui de Jean-Marc Barr, doué et patient, on pense au théâtre, forcément. Une influence qui se sent jusque dans la mise en avant des craquements de plancher. Quant à la poésie cocasse de certains dialogues, ce «petit détail de taille», elle ne parvient pas à élever le film à la hauteur de son scénario et des intentions de son réalisateur. Si l’onirique Klimt brillait or grâce à un budget royal, La Maison Nucingen est un film asphyxié par le manque de moyens. Ruiz sait en jouer, on le sent par de multiples deuxièmes (dixièmes?) degrés. Une table est bancale: au cours du récit, Will la rééquilibre. Ainsi le film est-il contestable, et Ruiz l’admet.
Et si, finalement, La Maison Nucingen revendiquait la désertion du spectateur? «Ça a été un long voyage et nous sommes là», ose conclure Ruiz. Lorsque le personnage loquace dont l’interprétation cabotine sonne faux, Lotte, annonce une journée sans parole, le spectateur est soulagé. Tandis que les ronflements d’un homme assoupi d’ennui lors d’une scène de repas communient avec ceux de la salle, Elsa Zylberstein crie «Va-t-en» dans l’encadrement de la serrure de la porte. La caméra est subjective: au spectateur de se sentir immédiatement désigné! Pourquoi rester? «Se faire expulser par ses invités!», s’indignent les habitants de la maison. Deux personnes ont quitté la salle pendant la projection de presse, reste le spectateur loyal qui persiste à fouiller la double lecture ruizienne. Autant d’indices complices auxquels s’accrocher dans cette situation si… dramatique et parfois même comique: imaginez un plan en caméra subjective de Jean-Marc Barr matraquant un fantôme-vampire-mannequin à coup de tibia humain…
«Les gens trichent.» Mais si Ruiz essaie ici de tricher, il est trahi par les défauts techniques du film qui ne sont pas à la hauteur de son atmosphère. Les carences de production font croire que Ruiz est un vieux réalisateur en bout de course et font de sa Maison Nucingen un film lifté et botoxé: on y lit les traces de la beauté de la jeunesse ruizienne, qui se vulgarise au contact de la technologie moderne. C’est l’illusion d’une modernité dans laquelle on fait des films à tous prix, même les plus bas. Posons la question différemment: si, pour un cinéaste confirmé comme Raoul Ruiz, monter La Maison Nucingen n’a pas été possible, qu’en est-il pour la jeune génération? Est-ce que produire un film baroque et cher en France aujourd’hui est encore envisageable? En attendant d’y répondre, on encouragera les spectateurs à aller se perdre dans la forêt de films dont Raoul Ruiz est l’auteur, car comme nous l’enseigne La Maison Nucingen: «Entre la légende et l’histoire il faut toujours choisir la légende.»