Voici un petit film, un « objet audiovisuel » selon les termes de Raoul Ruiz lui-même dans Ballet aquatique, d’un curieux acabit présenté après le court-métrage de 12 mn de Jean Painlevé, La Pieuvre (1927), produit et édité par Les Documents cinématographiques en coproduction avec le Centre Pompidou.
Ballet aquatique est aussi placé sous l’égide de Jean Painlevé, lui rendant hommage, et s’appréhende comme un pastiche, soit comme une œuvre dans laquelle l’auteur imite l’œuvre d’un artiste par exercice, jeu ou intention parodique. Ici l’ouvrage d’imitation est tout ce qu’il y a de plus révérencieux, mais a conservé la dimension surréaliste de son maître.
Surréalisme baroque
La première partie du diptyque composée par La Pieuvre témoigne bien de cette tension entre science et surréalisme chez le réalisateur naturaliste : décrire un objet d’études et en rendre compte aussi sa poésie « au cœur de la vie », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Roxane Hamery consacré à Painlevé. L’œil ouvert et fermé de l’animal est filmé en gros plan, sa respiration est donnée à éprouver puis sa mort : la pieuvre est la figure d’un dormeur dont le réalisateur appréhende aussi le pur jeu de mouvements, sa chorégraphie fluide mais aussi menaçante.
La Pieuvre donne aussi à voir la pêche des pieuvres par les hommes, et le second volet du diptyque composé par Ballet aquatique met en avant cette dimension de guerre des espèces, notamment avec des extraits du film Les Assassins d’eau douce (1947) de Painlevé, dans un renversement généralisé. Il est en effet formulé que « les poissons dormaient dans des couches molles, tandis que les hommes dormaient submergés dans les aquariums ». Et ce sont ici les hommes qui sont pêchés par les poissons, ce que nous voyons représenté par un dessin. Par la figure du renversement, Ballet aquatique est une sorte de ballet baroque, élément que l’on retrouve dans la musique d’inspiration baroque composée par Jorge Arriagada.
Les vues s’intercalent avec les discours de trois personnages respectivement interprétés par Raoul Ruiz lui-même, Melvil Poupaud et François Margolin parodiant des discours scientifiques, philosophiques et religieux : le premier s’attache à démontrer que les poissons de compagnie dans les aquariums à domicile sont difficiles voire impossibles à dénombrer, car les poissons sont supernuméraires, apparaissant et disparaissant dans le monde. Il s’agit ainsi de « prouver que ces poissons ne sont pas vivants. Qu’ils sont, pour ainsi dire, les fantômes, les fantômes des poissons que, peut-être, nous avons nous-mêmes mangés », et qui reviennent dans l’aquarium le plus proche… Le second s’attache à faire l’éloge de la société liquide, de l’élément liquide en parodiant des discours philosophiques matério-spiritualistes (« tout nous vient de l’esprit » ; « nous sommes composés d’eau encapsulée »). Et le troisième, enfin, parodie la Genèse dans une veine rabelaisienne en faisant de l’ivresse le maître mot : Dieu créa la soif avant que l’esprit ne se manifeste… Dans ce monde à l’envers où les poissons sont les ancêtres des hommes, c’est l’élément liquide, amniotique, monde à l’envers est-il dit, qui constitue notre origine. Surréalisme, poésie et baroque ont donc bien ici comme une sorte de visée moraliste, elle-même paradoxale car se dérobant.
« Taisons-nous et regardons »
Si ces parodies de discours font la saveur de ce curieux objet audiovisuel fantaisiste et ludique, ils sont montés avec des extraits de Painlevé, mêlés à des dessins, des plans d’aquariums, et de façon beaucoup plus intéressante des superpositions d’images : ainsi, quand des poissons colorés arpentent un aquarium à l’avant-plan et que le fond du plan est composé d’extraits de La Pieuvre.
En dépit des discours, c’est une invitation à se laisser saisir par le ballet aquatique et ses potentialités car au-delà de la fable des poissons apparaissant et disparaissant des aquariums, fantômes de poissons revenants, c’est bien une sorte de critique de la consommation, tout autant qu’un éloge des fantômes du cinéma avec l’illustration ici littérale du palimpseste à l’écran par la surimpression de deux écrans (celui de l’aquarium, et celui où défile l’extrait de Painlevé).
En recourant au décalage généralisé, Raoul Ruiz approche maints éléments intéressants comme encore la question de l’hybridation valable ici aussi autant pour l’espèce (ainsi un poisson-chat) que pour le cinéma comme mélange d’images anciennes et contemporaines, et donne à voir autant qu’à penser et méditer, poétiquement et politiquement : « nous sommes du solide rêvé par du liquide rêvant, nous ne faisons rien d’autre que danser ; nous pratiquons une danse amnésique, amnésique dans le sens de collective ». Ballet aquatique invite donc autant à se souvenir de Painlevé qu’à se soucier de notre monde.