C’est devenu une sorte de poncif, les vieux cinéastes font des films jeunes, les jeunes, des films de vieux. Quoi qu’il en soit, avec cette projection, ce n’est pas un senior respectable qui a donné la leçon, mais rien moins qu’un mort : Raoul Ruiz, disparu l’an dernier. La Noche de Enfrente est un film clairement testamentaire, mais sous une forme de patamétaphysique débarrassée des oripeaux mortifères. Bref : jamais pesant et sentencieux, totalement dédié au jeu. Il faut être armé pour soutenir le délire créatif de Ruiz, les niveaux de réalité et de récit, les discontinuités temporelles et spatiales de ce grand proustien. Mais il est si généreux et audacieux, tellement pétri de culture et d’esprit, qu’il est difficile de ne pas répondre par la positive à ce qui ressemble à une généreuse invitation. On y croise, notamment, Giono et un Beethoven latino, ce dernier étant initié au 7e art, et, plus tard, traverse gaillardement un terrain de football où se déroule une partie digne des Monthy Python – remember : les philosophes allemands vs les philosophes grecs.
Les doigts tremblent quelque peu à l’approche du clavier lorsqu’il s’agit de poser quelques mots… Qu’est-ce que raconte le dernier Ruiz ? On peut le considérer comme un chant du cygne où le « Rosebud » de Kane est remplacé par « Rhododendron » en un inépuisable running gag. Il s’agit aussi d’un film qui fait alterner deux personnages qui n’en sont qu’un : Celso, un gamin de dix ans dont l’érudition impressionne, et Don Celso, un respectable vieillard que l’on met à la retraite. Le dialogue se noue entre ce que l’on a été, ce qu’on est devenu et ce que l’on aurait pu être, etc. Une vie en forme d’énigme – grande antienne de Ruiz – qu’il s’agit de nourrir plus que de percer, avec la fantaisie pour précepte : les mots – La Noche de Enfrente est un gigantesque cadavre exquis – et les moyens du cinéma. Ceci avec une variété de formes assez dingue : de la sitcom un peu empruntée en passant par des transparences numériques à la belle étrangeté, tandis que des silhouettes se découpent en contre-jour sur l’écran qui reçoit une projection d’un appareil nommé cinématographe. Reviennent aussi des paysages, car pour ce cinéaste de l’exil, ce film est un peu la « terre retrouvée », une contrée bilingue et portuaire – endroit où l’on arrive, mais aussi d’où l’on part. La Noche de Enfrente est un truculent portrait kaléidoscopique, où celui qui est évoqué s’avère avant tout un ouvroir de possibles. Et lorsque le dernière heure a sonné, c’est l’enfant qu’on a été qui déclenche la détente : idée d’une poésie follement bouleversante.