Sorti en 1983, Les Trois Couronnes du matelot reste aujourd’hui l’un des plus grands films de Ruiz. Le réalisateur se penche sur un monde qui l’a toujours fasciné, celui des marins, de l’océan. Mais porté par une mise en scène d’une force et d’une beauté totales, le film n’en est pas moins d’un sinistre créant parfois un sentiment à la limite du malaise. Un chef‑d’œuvre…
Dans Les Trois Couronnes du matelot, nous suivons la trajectoire insensée d’un marin. Ayant surpris un étudiant commettre un meurtre, il promet au jeune homme de ne pas divulguer son crime, à la condition qu’il l’aide à trouver trois couronnes danoises et qu’il écoute le récit de sa vie. À partir de là se déroule l’histoire fascinante de sa longue dérive sur les mers et dans les différents ports du monde.
L’intérêt de Ruiz pour ce type de sujets, pour le monde des marins, a plusieurs origines. Tout d’abord, le cinéaste chilien est le fils d’un capitaine de la marine marchande. Mais depuis son départ du Chili après l’avènement de Pinochet, c’est peut-être sa condition d’exilé qui le rapproche du navigateur sans terre, né dans un continent enfoui, disparu après une catastrophe. Ce pays devient alors une légende, et le souvenir que l’on en a, avec les ans, ne peut que faire se confondre le réel et le fantasme. De toutes façons, même aux yeux de Ruiz, le Chili reste une terre mystérieuse, labyrinthique, dont les paysages variés produisent des sensations multiples.
Embarquons, embarquons.
Et dès le premier plan, nous sommes embarqués. À travers ce gros plan d’un verre de vin, c’est déjà toute une approche de la perspective qui est mise en avant, approche visant à déstabiliser les points de vue, à faire chanceler le regard pour mieux le plonger dans un monde dans lequel il éprouvera la plus grande difficulté à se reposer sur des assises stables. Et en même temps, malgré le déséquilibre, il y a l’objet qui est face à nous, ce beau verre contenant un alcool rouge, tel un précieux joyau, tel un bijou rare perdu on ne sait où, et que l’on cherche à découvrir. Le rouge du vin, c’est la promesse d’un tissu luxueux dans une maison extraordinaire, ou celui d’un habit recouvrant le corps d’une femme sublime, lumière dans la nuit à la dangerosité fatale. L’homme quittant le foyer, la terre et la famille pour s’embarquer, à la recherche d’on ne sait quoi, de la gloire, de la beauté… Mais ce verre de vin posé sur la table d’un bar, c’est aussi celui de la défaite, celle du marin resté au port, loin de chez lui, seul avec son histoire, et qui, à défaut de se noyer dans l’immensité de l’océan, opte pour un autre gouffre aussi terrifiant et dans lequel on peut facilement se laisser engloutir, celui de l’alcool. Le calice est celui des heures perdues, c’est le verre dans lequel on contemple son reflet, celui qui nous pousse à nous raconter, à nous enivrer de notre flot de parole. Alors le réel, à force d’être raconté, devient irréel.
L’espace du désastre
Raoul Ruiz n’appartient pas à la famille des cinéastes pour qui prime la transparence classique, le respect du réel et de l’espace. Ruiz ne s’efface pas devant les lieux qu’il investit afin de les révéler dans leur plénitude et leur réalité matérielle. De même, le montage n’est pas là pour créer l’illusion de la continuité. Pour lui, « le faux raccord est le vrai labyrinthe du cinéma ». Les cadrages, la composition des images, les perspectives et la façon dont elles troublent la vision que nous avons de l’échelle réelle des objets, nous empêchent constamment d’avoir une idée exacte de l’endroit où nous nous trouvons. Le parcours de notre marin contribue à accentuer cette impression. Il va de port en port, à bord d’une embarcation toute aussi mystérieuse que l’équipage qui l’accompagne. Les lieux qu’il abordera, et que nous en aborderons avec lui, n’apparaîtront jamais de façon claire et déterminée, mais plutôt comme autant de fragments qu’il nous sera impossible de reconstituer. Ses yeux et les nôtres n’arriveront jamais à faire remonter l’information au cerveau afin que celui-ci recompose l’image. Notre cerveau ne fera pas la mise au point. Comme quelqu’un qui se réveille et dont les yeux mettent un moment à avoir une image nette de l’espace qui l’entoure. À ce titre, la scène dans la chambre de la jeune prostituée, sublime femme enfant naïve, est révélatrice. Car même dans un simple espace clos, la perception que nous avons de cet endroit reste faussée. Dans cette chambre surréaliste, baroque, décorée de dizaines de poupées, tissus et autres coffres posés partout, les objets nous empêchent d’avoir clairement une vision d’ensemble de la pièce où nous nous trouvons. Les cadrages et les angles de prises de vues sont bien sûr les principaux responsables de cette impression déstabilisante. Là est le baroque : une accumulation d’objets disposés de façon à totalement saturer l’espace, nous empêchant d’avoir une idée juste des proportions. Cette distorsion du réel, de la vision que nous en avons, trouble la perception et incite ainsi le cerveau déstabilisé à fantasmer, à délirer, à voir dans ce qui l’entoure le reflet de ses propres angoisses. Ces formes stimulent les pensées irrationnelles, obscurantistes. La forme devient un symbole, un signe interprété comme étant l’incarnation d’une divinité, d’un démon, le signe annonciateur d’une catastrophe à venir.
Cette impression déstabilisante est aussi accentuée par le rapport que nous avons aux sons, dont la provenance est multiple et difficilement identifiable. De même, si les dialogues sont parfois audibles avec netteté, révélant ainsi toute leur force littéraire, ils apparaissent aussi souvent comme lointains, confus, brouillés, décalés, dans des langues que nous ignorons, des dialectes mystérieux qui sonnent comme autant mélodies à même de nous bercer afin de nous faire sombrer un peu plus. Toujours dans la scène avec la jeune prostituée, la timbre de la voix si particulière de cette dernière s’ajoute aux chansons venant du dehors, aux jeux des enfants. Les différentes voix créent une musique dans laquelle transparaît une forme de calme absolu qui incite à l’abandon, au relâchement. De même, la voix off, qui est celle du personnage principal, ne fera rien pour éclairer le monde que nous traversons, bien au contraire… Elle est, quoiqu’il arrive, toujours à notre côté, et accompagne ce que nous voyons. Elle altère notre perception, en y apportant le filtre de sa propre sensibilité. Elle semble maintenir à distance ce qui est pourtant face à nous. Le visible ne nous apparaît souvent que transformé par le récit et l’expérience émotionnelle du narrateur. À plusieurs reprises, nous n’entendons pas ce que dit tel personnage, car c’est notre marin lui-même qui se charge de nous expliquer ce qui se passe et face à qui nous nous trouvons. Mais alors que la description est en cours, Ruiz peut en profiter pour laisser échapper sa caméra, la mener sur l’océan afin de mêler le rythme de la parole à celui des vagues. Le réel et la matérialité concrète des choses nous filent entre les doigts…
La parole du mort
Ruiz sait varier sa mise en scène et créer ainsi une forme d’enivrement, convoquant avec un brio admirable des formes diverses, des couleurs, utilisant le noir et blanc, différents filtres, violet, jaune… Mais le film, malgré ce brio éclatant, est d’un sinistre rare. Quelque-chose comme une atmosphère de fin du monde règne tout au long du récit. C’est un voyage désespérant, absurde. Dès le début, dès les premières secondes, Ruiz parvient à créer un climat où règne la solitude la plus totale. Ce port, dans lequel les marins attendent une hypothétique place sur un quelconque rafiot qui les embarquera on ne sait où, est effrayant. Car plus que la destination, c’est le mouvement qui est important : lui et lui seul peut créer l’illusion de ne pas faire du surplace. Bien que cela ne soit pas dit concrètement, on a le sentiment que toutes ces personnes cherchant à s’embarquer sont en fait en train de fuir on ne sait quoi. Il s’agit d’avancer, à tout prix.
Mais la solitude, au fur et à mesure des escales, ne fait que s’aggraver. La déchéance du personnage est saisissante. Il accumule les dettes, s’isole de plus en plus et ne semble pouvoir compter sur personne. Les différentes rencontres et expériences qu’il accumule deviennent comma autant de souvenirs traumatisant qui l’enferment dans ses propres névroses. Alors, l’homme seul, perdu au bout de nulle part, cherche la compagnie de quelqu’un, de n’importe qui, histoire de boire à deux et de raconter sa vie. Même si nous ne les entendons que rarement, beaucoup de gens dans ce film, rencontrés ici ou là, racontent leur vie. Il s’agit de ne pas voir le réel en face, de troubler ses sens. Et pour cela il faut s’enivrer, encore et toujours. S’enivrer du grand large, en marchant, buvant et bien sûr en parlant. L’homme au bord du gouffre cherche à combler le vide qu’il ne peut que trop clairement entrevoir par un déluge de paroles. On embarque pour découvrir quelque-chose, chercher sa part de merveilleux. Mais la déception est souvent là, et c’est alors dans la parole de l’autre que réside la part de fantastique et de rêve que l’on cherche désespérément. Le récit initial, à force d’être repris, se déforme jusqu’à se devenir un mythe, une légende.
Les Trois Couronnes du matelot est tout simplement un chef d’œuvre, un film immense, virtuose, effrayant. Si Ruiz vient de nous quitter, il est certain que nous n’en aurons pas fini avec son œuvre, avec sa densité et son mystère. Nous ne la connaissons d’ailleurs qu’à peine, si l’on prend en considération la masse des productions du réalisateur chilien. Car dans l’histoire du cinéma, sa place, son style et ses préoccupations sont uniques. Il appartient à la famille du romanesque, du fantastique, du conte, du mythe, des fantômes, des récits denses et tortueux. Nous avons du retard sur Ruiz. Tout reste encore à découvrir.