Si Raoul Ruiz excelle dans la mise en scène d’univers oniriques dans lesquels l’étrange côtoie le quotidien, on peut reprocher au Domaine perdu de diluer sa légèreté dans des jongleries temporelles qui cette fois-ci alourdissent le rythme du film et condamnent les héros à des pitreries malheureuses.
Le Domaine perdu est un hommage manifeste au Grand Meaulnes. C’est avec malice que le sémillant Raoul Ruiz glisse quelques adorables clins d’œil, distribuant de jolies répliques d’Alain-Fournier à ses comédiens et ce, avec le plus grand naturel. Aussi le scénario de Raoul Ruiz s’imbibe-t-il du perpétuel va-et-vient entre rêve et réalité qui fait le propre du roman d‘Alain-Fournier. Et si Le Grand Meaulnes est paré des plus purs éclats du merveilleux, ce merveilleux, loin d’être arbitraire, découle d’un quotidien dont l’originalité est d’être saisi par des yeux d’enfants brouillant la limite entre ce qui est vu et ce qui est désiré.
Dans Le Domaine perdu, un petit garçon chilien fait l’improbable rencontre d’un aviateur français, Antoine, sorte de double d’Augustin Meaulnes, intransigeant dans sa bohème. Et la figure de ce grand homme rencontré pendant l’enfance flotte et obsède un Max devenu à son tour aviateur. Des séquences qui caressent l’enfance de Max et sa relation à Antoine, se dégage un système d’image onirique à la beauté alambiquée. Le bonheur recherché par un Max adulte se reflète dans le troublant miroir de l’enfance empreint de fantaisie et de merveilleux. Il émane du Domaine perdu, ce qu’Alain-Fournier lui-même appelait le « rêve » entendu comme « l’immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l’autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l’autre ». La profondeur de champ est par ailleurs emblématique de cet aspect strictement onirique en ce qu’elle révèle des degrés de réalité qui ne tiennent qu’à la sagacité de l’œil du spectateur. Raoul Ruiz s’approprie l’art du réalisme magique sud-américain en stratifiant ses plans d‘ensemble. Prenons une scène qui se déroule dans les montagnes chiliennes : des pèlerins défilent à la queue leu leu sur le flanc d’une montagne. Au loin et dans un coin du cadre de la caméra, trois pendus se balancent à leurs cordes, au gré du vent, tandis que les silhouettes s’acheminent vers eux. On ignore la teneur réaliste de la scène, son sens, pour ne retenir que la beauté du plan, sa force évocatrice.
Mais la force de ces plans, emblématiques de l’imaginaire enfantin, est plus que diluée dans un scénario trop ambitieux et dense. Le Domaine perdu s’épuise dans ses jongleries temporelles. À force d’acrobaties, Raoul Ruiz se brûle les ailes. La faute aux incessants va-et-vient entre un Max enfant, jeune homme, quinquagénaire et centenaire. On peine à le reconnaître, lui peine à vivre, la prestation de Grégoire Colin est inégale. Par ailleurs les mouvements de la caméra sont les indices du dur labeur qu’il faut au Domaine perdu pour bricoler ellipses et flash-backs. On bascule littéralement dans le passé, la caméra s’engage derrière les personnages quand ils évoquent leurs souvenirs, et le tout fait toc. Souvent la caméra décolle comme l’avion que conduit Antoine, et les plongées et contre-plongées un peu ringardes se multiplient, édulcorant la nostalgie qui se veut douce.
Ajoutez, au glissement temporel, la densité romanesque et on a beau écarquiller les mirettes, on s’enlise dans l’histoire comme le film s’enlise dans un scénario aux mille dédales. Parce que si au début bien sûr, on est intrigué par la relation d’amitié d’Antoine et Max, elle a vite fait de s’engourdir. La convergence de nos deux héros ne repose plus que sur un bouquin trop lu, Le Grand Meaulnes, et leur rapport oscille entre condescendance et paternalisme. Sans compter que les actrices qui apportent beaucoup de piment au film de Raoul Ruiz passent, trépassent, et ne sont plus que de chouettes souvenirs dans les têtes de Max et d’Antoine. Raoul Ruiz s’est emmêlé les pinceaux dans toute cette matière romanesque et ce jusqu’à cette scène finale qui laisse mi-figue, mi-raisin : nos héros ont maintenant 71 ans et 111 ans et picolent sur un coin de table, tous deux gagas et impotents. On ne sait plus s’il faut rigoler ou se laisser embaumer dans la nostalgie ambiante.