Le quinzième film de Pedro Almodóvar était présenté en ouverture du Festival de Cannes mais hors compétition, à croire que le réalisateur espagnol défie toute concurrence après les grands succès publics et critiques que furent Tout sur ma mère et Parle avec elle. Et pourtant…
Pour apprécier au mieux l’histoire alambiquée de La Mauvaise Éducation, mieux vaut ne rien lire sur son sujet sulfureux. Mais depuis son premier film Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier en 1980, on sait que l’enfant terrible de la Movida en est toujours revenu à un thème qui lui était particulièrement cher : le mélange des genres. Entendons par là que Pedro Almodóvar s’est toujours attaché à reconsidérer les frontières, offrant à chacun de ses personnages la liberté de repenser sa propre vie et de n’être, pas conséquent, jamais prisonnier d’un scénario riche de rebondissements improbables mais jubilatoires.
Son dernier film ne déroge pas à la règle. Singulier mélange de drame intimiste, de comédie débridée, et – fait nouveau – de film noir, La Mauvaise Éducation reste peuplé d’êtres ambigus, tenus par le fil fragile et dangereux qui lie féminité à masculinité. Chacun d’eux se recompose, se cherche une identité dans l’espoir de retrouver ou de ressentir un bonheur depuis longtemps perdu, à moins que ce ne soit que son souvenir…
La première partie du film est une réussite. Sur fond de franquisme, de pédophilie et d’interdit tragique, le réalisateur retrace l’initiation amoureuse de deux très jeunes adolescents avec une pudeur et une sincérité bouleversantes. Au summum de son art, le cinéaste ne laisse plus aucune approximation dans sa mise en scène qui se révèle d’une efficacité redoutable. Servi par une photographie finement travaillée qui révèle autant les couleurs vives du décor que les clairs-obscurs aux relents expressionnistes, Almodóvar magnifie son propos par le biais de ralentis et de fondus enchaînés qui donnent une fluidité totale à son récit.
Mais la déception est grande lorsque le film lorgne brutalement du côté du film noir. Le scénario se complique inutilement afin de révéler la face obscure de chacun des personnages. Les identités sont tronquées, usurpées, mise en abîme du film dans le film, le réalisateur tient à nous montrer qu’il pose aussi une réflexion inédite sur la création cinématographique et le travail de l’acteur. Certes, mais à force de flash-backs, le récit se morcelle terriblement pour ne devenir qu’une mécanique schizophrénique trop bien huilée qui évacue tout semblant d’émotion. Paradoxalement, le mystère s’effiloche à force de rebondissements car l’intention première du réalisateur est bien moins de s’interroger que de perdre le spectateur. Loin du feu qui consumait les personnages de ses précédents films, La Mauvaise Éducation devient une œuvre emplie de solitude et de désamour, mis à part le père Manolo épris passionnément à plusieurs reprises, et dont les tentations pédophiles sont dangereusement rapprochées de ses penchants homosexuels. Reste l’interprétation, exemplaire, et la musique d’Alberto Iglesias, chef d’œuvre d’émotion retenue à elle seule.
Depuis Parle avec elle où les femmes étaient étrangement reléguées au rang de légumes comateux, le cinéaste espagnol a délaissé les portraits féminins au profit des hommes. Bien mal lui en a pris car jamais des actrices comme Marisa Paredes, Carmen Maura, Cecilia Roth et Victoria Abril n’ont mieux incarné l’esprit foncièrement original de ce réalisateur qui marquera de son talon aiguille l’histoire du cinéma.