La Mule, premier film où Clint Eastwood se trouve devant et derrière la caméra depuis Gran Torino, brosse le portrait d’Earl Stone, un personnage de passeur (une mule transportant des chargements importants de drogue pour un cartel mexicain) qui en cela apparaît d’emblée pris dans un mouvement. Les premières séquences mettent ainsi en scène la traversée d’une suite de seuils, à la fois spatiaux (son entrée triomphale à un congrès d’horticulteurs) et temporels (une ellipse de dix ans), dont le franchissement semble toujours à la fois mettre en lumière la mobilité du personnage et dessiner une résistance qui menace d’entraver son avancée. Par exemple, la parade d’Earl connaît avant son acmé un arrêt devant un stand de vente en ligne qui augure la faillite que figurera quelques minutes plus tard l’ellipse sus-citée. Il est dès lors logique qu’Earl soit approché par un complice du cartel pour simplement « conduire » au moment même où, là encore, son avancée butte sur un nœud prenant la forme d’un seuil : celui de la maison de sa petite-fille, où il tombe nez à nez avec son ex-épouse et surtout sa fille, qui lui en veut de ne pas avoir assisté à son mariage. C’est que précisément Earl, personnage en cela typiquement eastwoodien, ne peut s’ancrer dans la maison et au-delà dans un foyer : sa vie, ponctuée d’innombrables déplacements sur la route, induit un va-et-vient synonyme de jouissance (incluant ici des escales gastronomiques, le plaisir de la route et des rencontres), qui ne peut accepter la fixation dans un espace donné ou un trajet prédéterminé (d’où l’acte manqué de ne pas assister au mariage de sa fille, au point de départ de la construction d’un foyer). Le paradoxe d’Earl tient à ce que devenir une mule et reprendre la route esquisse une voie pour revenir à cette maison qu’il n’a jamais cessé de fuir et, chemin faisant, rattraper le temps perdu.
La traversée du miroir
Il n’est pas anodin qu’Earl voit dans cette entreprise une chance de rachat, tant l’argent semble avoir toujours constitué chez lui une forme de compensation à ce qu’il n’était pas en mesure de donner, via des offrandes de diverses natures (un bouquet de fleurs à une femme qui n’est pas la sienne, des verres aux invités d’un mariage qui n’est pas celui de sa fille). L’argent qui ne cesse de remplir la boîte à gants du véhicule lui permet de reconquérir un espace (sa propriété), une image de soi (être « quelqu’un » qui a réussi dans la vie, comme en témoigne son bracelet doré, être capable de financer les études et les fiançailles de sa petite-fille), en assumant pleinement la fonction de passeur (un intercesseur dont l’action permet de « réparer » la communauté, avec par exemple la rénovation du bar de vétérans qu’il fréquente assidûment).
Le cartel prend provisoirement dans cette logique la forme d’une famille de substitution où Earl y devient « tata », le pépé. Il s’éloigne toutefois de la famille adoptive de Gran Torino en cela qu’il repose sur un commerce (la drogue) qui double d’un voile mortifère l’horizon de la vitalité associé à la route. Le coffre ne cesse ainsi de préfigurer le cercueil (quand il n’accueille pas littéralement un corps), et la voiture elle-même tient autant de la barque de Charon (autre passeur mortuaire liant la mort et l’argent – l’obole déposée sous la langue des défunts) que du corbillard dans lequel le personnage se voit déjà encadré. Clint Eastwood a souvent joué des personnages naviguant entre la vie et la mort pour mieux échapper à leur condition de spectre : comme dans Les Pleins pouvoirs, la traversée du miroir (ici la grille du garage infernal de sa première course, peuplé de chaînes et gardé par un cerbère armé) se révèle la condition d’un retour au foyer qui mène Earl au lit de son ex-épouse, malade et agonisante.
« Plus qu’hier, moins que demain »
Lorsqu’elle lui demande s’il l’aime toujours, Earl répond « plus qu’hier, moins que demain », remarque facétieuse qui témoigne toutefois d’une prise de conscience d’un processus qui implique de revenir sur le passé pour mieux se délester de l’horizon de la finitude. C’est qu’au gré de ses allers-retours, confronté à la logique du cartel (qui prône l’équivalence temps = argent, interdisant de fait toute circonvolution au mouvement du personnage), Earl comprend que le temps ne peut guère être racheté (c’est, textuellement, le regret qu’il formulera à la toute fin). Commandé par l’angoisse que représente le chargement, un regard vers le pare-brise arrière de la voiture, strié et assombri en ses extrémités, traduit le mouvement introspectif d’une prise de conscience de l’obscurité qui toujours déborde le visible. De même, le film s’ouvre et se clôt sur un plan du personnage cultivant des hémérocalles, ces fleurs d’un jour dont la beauté fragile est nimbée de leur finitude prochaine. Elles renvoient par ailleurs à l’idée d’un ancrage, d’un retour à la terre qui implique pour Earl de se dépouiller de son flegme et de son image décontractée. Le film peut alors s’achever par son retour : « guilty » assume le personnage, qui refuse de s’en sortir une nouvelle fois par son bagout et son charme (comme, plus tôt dans le film, face à un couple afro-américain qu’il qualifie de « negro folks »). Dans cette perspective, la fin, très belle, témoigne du retranchement et du relâchement dont fait preuve le film : de retour aux fleurs, Earl n’a plus qu’à discrètement quitter le cadre par la gauche tandis que le générique défile.