Benjamin Button l’a récemment confirmé : le cinéma américain continue son voyage rétrospectif à travers l’histoire de ses propres images, à coups de grands sauts dans le passé. Gran Torino invoque aujourd’hui les années 1970 et se replonge, sur le mode spectral cher à Clint Eastwood, au cœur des fictions d’auto-justice qui fleurirent alors. Ce qui redonne à l’ancien Harry l’occasion de relancer les dés de l’ambiguïté morale et politique sur laquelle il n’a cessé de se tenir (revoir à ce titre la fin énigmatique et superbe de Mystic River).
Difficile d’imaginer, à l’intérieur d’une même filmographie, deux films successifs aussi différents et pourtant aussi liés que les deux petits derniers de Clint Eastwood, L’Échange et Gran Torino. D’ailleurs, ils ne font pas que simplement dialoguer : ils se répondent. Ils haussent chacun assez la voix pour affirmer la singularité de leur logique, tout en se passant le relais des mêmes thématiques, des mêmes visées morales, qu’ils retravaillent ensuite selon leurs propres outils fictionnels. Gran Torino est une réponse d’autant plus passionnante qu’elle a l’avantage de tomber du tac-au-tac, talonnant son prédécesseur d’à peine quelques mois. En apparence, tout les oppose. Là où L’Échange s’en remettait aveuglément aux liens du sang – cette mère-courage aux lèvres gonflées d’amour maternel –, Gran Torino nie l’efficience de la biologie dans les rapports de filiation. Là où L’Échange se battait contre l’hydre administrative, l’écrasante et absurde machine d’État livrée aux ambitions personnelles de ses responsables, Gran Torino confie héroïquement la résolution des conflits aux mains d’une unique justice, la même pour tous. Cela fait partie intégrante de l’œuvre du bonhomme : ses films « se supportent », c’est-à-dire qu’ils se soutiennent et s’opposent en même temps. Voir, pour s’en convaincre, le diptyque Mémoires de nos pères / Lettres d’Iwo Jima, deux taureaux se jetant l’un contre l’autre. On pourrait continuer comme cela longtemps.
Prêtons-nous une dernière fois au jeu : alors que L’Échange jouait la carte de l’emphase, sur un mode expansif qui donnait à son récit tricéphale une allure gloutonne et emberlificotée, Gran Torino, en bon relanceur, répond par l’efficacité, resserre son espace, concentre son temps. C’est un film de quartier, un récit de voisinage qui se déroule entre deux maisons sur quelques semaines tout au plus. Ces deux maisons, d’un quartier résidentiel de Detroit, sont habitées, d’un côté, par Walt Kowalski, veuf aigri et raciste, vétéran de la guerre de Corée grognant toute la sainte journée contre ses enfants ingrats et les étrangers qui ne cessent d’envahir les environs, de l’autre, par une famille d’asiatiques issus de la communauté hmong. Le film suit le rapprochement entre le vieux grincheux et le jeune fils très renfermé de la famille d’à côté, Thao. Ce dernier, aux prises avec un gang, n’avait pas engagé pour le mieux leur amitié en tentant, sous la pression du groupe, de dérober le plus précieux bien du grand-père, sa voiture de collection, relique couvée et seul témoin de son glorieux passé d’ouvrier aux usines Ford : une Gran Torino 1972. Mais à mesure que Thao se range et rachète sa faute, les représailles du gang s’abattent sur la famille hmong. Walt sort son fusil, aussi chéri que sa caisse, l’astique un dernier coup et se retrouve – au début, de bien mauvaise grâce – à protéger ses voisins étrangers.
À s’ébattre dans un contexte aussi réduit (fait assez inhabituel chez Eastwood), le film gagne une forme d’agilité qui lui permet de se lancer sur pas mal de terrains, de se balader à l’aise dans une large gamme de tonalités et d’influences, rebondissant de scène en scène avec une énergie stupéfiante. Mais son principal terrain de jeu, dont le résumé exhale l’odeur, sa grande résurgence, c’est le vigilante, ce type de films qui, dans les années 1970, mettait en scène des citoyens victimes de violences urbaines, exaspérés de la corruption ou du laisser-aller des autorités, organisant, seuls ou en milice, une self-justice aussi expéditive que viscérale (la série des Justicier dans la ville, avec Charles Bronson, ou encore le bien nommé Vigilante de William Lustig). Faut-il rappeler que la série des Inspecteur Harry, dont le rôle-titre était tenu par le même Eastwood, fut à l’époque considérée comme voisine du genre ? Gran Torino ne cesse de l’invoquer pour, semble-t-il, le retourner comme une crêpe, le dévitaliser en le replaçant dans une perspective morale, hors de toute catharsis sécuritaire. En témoigne ce passage presque onirique où Walt tombe sur trois lascars harcelant la sœur de Thao. Jusqu’au moment de dégainer, le personnage interprété par Eastwood, malgré son âge avancé, suit comme sur des rails la pente du vigilante : attitude cool et virile, punchline d’une efficacité redoutable, brusque explosion d’agressivité. Mais quand Walt sort la main de son veston, il n’en tire que de l’air : un simple geste de la main mimant un revolver imaginaire, successivement pointé sur les trois types éberlués. Plus tard, il reproduira héroïquement ce geste devant une meute de bandits armés jusqu’aux dents. Il en va de même avec la collection d’insultes racistes qui parsèment tout le film, clins d’œil certain à la rance insinuation de certains vigilante qui faisaient des communautés d’origine étrangère leur principale menace, et qui, finalement relativisées – le meilleur ami de Walt lui en balance toute une tripotée sur ses origines polonaises, c’est un gage de bonne entente virile – se transforment en un running gag désopilant.
Il s’agit moins pour Eastwood de racheter les erreurs des films passés que d’en donner la relecture sur un mode spectral. Il faut voir, pour s’en convaincre, la façon dont il jette son propre corps dans le récit – et dans la peau de Walt. Le vieil aigri, croupissant dans sa solitude et ses préjugés, ressassant toujours les mêmes images (la Ford GT, la Corée), assis toute la journée sur son banc à vider des cannettes de bière et à fumer des clopes, c’est lui. Le film fait lentement le compte de ses impotences : soulevant péniblement un congélateur hors de sa cave, toussant et crachant du sang au moindre effort, trébuchant au sol au moment de protéger sa belle voiture. Eastwood met son corps à rude épreuve, en expose crûment le vieillissement tout en veillant, par une réjouissante veine burlesque, à ne pas en faire un générateur de pathos trop systématique. La découverte du personnage de Walt, lors de la première scène, passe par tout un panel de gags sonores et de mimiques du visage : on l’entend pousser des grognements de sanglier quand, aux funérailles de sa femme, sa petite-fille se pointe le ventre à l’air criblé de piercings, tandis que sa lèvre se crispe et dévoile sa féroce dentition, le montrant prêt à aboyer et à mordre. Walt accueille en lui tout un bestiaire, c’est irrésistible : chiquant son tabac, il crache son jus avec agressivité, semblable à un lama obstiné voulant marquer son territoire. La grand-mère hmong d’à‑côté ne le compare-t-elle pas à un coq, en réponse à ses marmonnements racistes ? Toute la substance virile du vigilante, vidée par l’âge avancé du héros, se voit donc convertie en énergie comique. Dernier tour de piste du justicier, qui transforme les pertes en gains.
Dès lors, tout l’enjeu de Gran Torino tient à contredire les élans de justice punitive qu’il suscite. Tout du moins à en calmer le désir, à retarder son exécution par une étude précise de toutes les pièces du dossier. Non content de brasser burlesque et sous-genre policier, le film se montre également très habile à faire exister toute une galerie de personnages, par petites touches d’une pertinence imparable, immédiatement explicites, et à mêler leurs histoires dans ce genre qu’on pourrait appeler la chronique sociale au quotidien. Chronique de voisinage, chronique du vivre ensemble. Eastwood, dans le même geste, touche à la fois à une certaine sécheresse – une façon de ne pas imposer à son récit une enfilade de majuscules écrasantes – et à une grande richesse – renouvellement de chaque scène par rapport aux précédentes, rythme soutenu, genres et rétrospections en pagaille. Que dire, à ce titre, du merveilleux classicisme d’Eastwood, sinon qu’il transforme en or un scénario, somme toute, assez nul ? Qui d’autre pouvait aussi bien réussir une scène d’une fatale dangerosité comme celle du barbecue, où Walt accepte pour la première fois de rendre visite à ses voisins ? On l’y voit déambuler dans chaque pièce, incongru, confronté aux différents corps qui constituent la communauté hmong, les anciens, les jeunes, les femmes, lâchant au détour quelques éructations racistes. Il commet des erreurs, puis les répare, à l’aise, en difficulté, chamanisé, gavé de nourriture, se précipitant dans la salle de bain pour se rafraîchir le visage et poussant le jeune Thao à la drague. Qui d’autre ? Personne. Clint, un point c’est tout.