« On peut y aller, le spectacle est terminé ». Les corps sont tombés comme des mouches sous les coups de feu ininterrompus de gueules cassées, sourires sardoniques aux lèvres, là pour saccager un décor et massacrer les figurants d’un Far West opératique réduit à des archétypes usés jusqu’à la corde. Caché dans un cercueil, celui qui n’a pas de nom, mais bien un pied dans la tombe, assiste à ce petit théâtre de l’ignominie vengeresse (un gang en décime un autre). Nous sommes en 1964 et Clint Eastwood demeure encore un « étranger » pour beaucoup. Dans Pour une poignée de dollars de Sergio Leone, il incarne un tueur à gages (du moins le devine-t-on à sa dextérité à manier la gâchette) voué à devenir célèbre, venu de nulle part et qui ne fera jamais que passer, une sorte d’ange Gabriel disparaissant aussitôt après avoir accompli son semblant de mission, aux tenants et aboutissants incertains, qui esquissent les contours flous d’un monde en pleine déréliction que le moindre geste menace d’ensevelir. Passé à tabac pour avoir rendu sa liberté à une femme subissant le joug du salaud local (Gian Maria Volonté) et quasi laissé pour mort, il parvient à s’échapper et à se réfugier, ironie du sort, chez le croque-mort du village, assistant dès lors dans l’ombre, à l’abri des regards, au chaos qu’il a lui-même orchestré. Si dans Pour une poignée de dollars les hommes se donnent en spectacle, celui qui n’a pas de nom reste avant tout embusqué dans les coulisses, guette la plupart du temps dans l’angle mort de la scène, attend patiemment son heure. Et quand il agit, c’est plutôt en retour. Après-coup.
Poser son regard
Passé derrière la caméra, Clint Eastwood saura convoquer cette puissance figurative à bon escient. Dès son deuxième long métrage, L’Homme des hautes plaines (1973), il se réapproprie la figure de l’étranger, immortalisée par Leone, en accentuant sa dimension spectrale, voire d’ange exterminateur. Laconique, son personnage s’avère encore plus cynique et implacable que celui qui l’a inspiré. Définitivement privé de tout altruisme, il est celui qui observe (d’abord) et met en scène (ensuite) la chute de ceux que son regard croise : les citoyens pusillanimes de Lago, ainsi que les trois tueurs susceptibles de mettre en péril le semblant d’équilibre de ce bled isolé. Dès les premiers plans de Pour une poignée de dollars, Leone le filmait déjà comme le spectateur d’un désastre à venir : buvant l’eau d’un puits planté au centre d’un village perdu, il scrutait, impassible, les faits et gestes des habitants, se tenant à (bonne) distance. Rien ne lui échappait, du détail au plan d’ensemble, de l’anodin au signifiant. Se taire et regarder. À charge pour le regard d’investir l’espace, de l’emplir, de tisser des liens entre ce qui est vu et entendu, de saisir ce qui se joue entre ces corps et le lieu dans lequel ils s’inscrivent, avec la lenteur mesurée de celui qui attend son tour, choisit la bonne vitesse et le moment opportun avant d’agir. Ou pas. L’Homme sans nom pose littéralement son regard. De même qu’il ne parle jamais pour ne rien dire, ses actions se révèlent soupesées et prennent la forme de mises au point. Sa singularité est ainsi tout entière contenue dans cette durée faite sienne, cette torsion de l’instant, cette aptitude à en infléchir le cours selon son bon vouloir. Tout le cinéma de Clint Eastwood peut se lire à l’aune de ce retrait et emprunte à cette attention du regard. Un art subtil qui revient aussi à multiplier les angles et les points de vue en les alternant, grâce au montage et au découpage, afin de scruter au plus près ce qui est vu (revoir différemment, insister pour bien voir).
Ce souci d’acuité qui confine à un pragmatisme serein et libérateur constitue le cœur tangible des Pleins pouvoirs, réalisé en 1997. Avec ce film, Clint Eastwood réactualise la figure de l’étranger de Leone à travers le prisme d’un classicisme d’une sérénité sans hâte, à l’image du flegme de Luther Whitney, campé par le cinéaste, tout en empruntant des chemins détournés (bifurcations et dérobades enrichissent un scénario ténu et qui serait somme toute prévisible en leur absence). S’il a conservé son couvre-chef et s’avère toujours aussi prompt à se faufiler entre les mailles du visible (« Toi, tu as toujours su disparaître » lui lance son amie photographe chargée de lui confectionner des faux papiers), le personnage se dévoile aussi sous un jour vieillissant et apaisé. Cambrioleur émérite, il a gardé de l’Homme sans nom l’infaillible assurance et surtout son sens aigu de l’observation. Souvent caché, déguisé, masqué, il se tient à l’écart (il visite en son absence l’appartement de sa fille qu’il ne voit plus), peine à se dévoiler, sinon mal, de biais et avec ironie. D’autant plus lorsqu’il se retrouve, comme au début du film, dans une situation où il n’a d’autre choix que d’être le témoin silencieux d’un crime sordide. Au cours de cette séquence, Luther s’apprête à perpétrer un casse dans la propriété d’un riche et influent homme d’affaires. Le futur retraité est ainsi soucieux d’achever sa carrière sur un coup d’éclat mûrement réfléchi, le coup ultime qui, forcément, va mal tourner. À ceci près que les déconvenues infléchiront moins de manière dramatique, comme il se doit habituellement dans le film noir, le cours de son existence que celle des autres protagonistes concernés. Tout juste l’épisode retardera-t-il son départ, l’intrigue dénouée faisant de sa fuite programmée un nouvel envol.
Un temps d’avance
Une fois entré par effraction dans la demeure, Luther doit d’abord désactiver l’alarme, sans jamais céder à la panique. Avec l’assurance du professionnel aguerri, lampe torche dans la bouche, il attend patiemment que le système soit neutralisé, alors que le montage alterné génère un suspense autour d’un détecteur de présence filmé de plus en plus près et qu’un bruit entêtant, proche de celui d’un électrocardiogramme, retentit dans la pièce, comme si la réussite de l’opération était une question de vie ou de mort. Dilemme eastwoodien : toujours avoir un temps d’avance. Sans affolement, évaluer du regard la situation, ne rien perdre des yeux, c’est-à-dire ne jamais cesser de les ouvrir. Procédé répété à l’identique quelques secondes plus tard lorsque Luther, surpris alors qu’il se croyait seul dans la maison, est obligé de se cacher subitement dans une chambre forte, camouflée derrière un miroir sans tain. Surgissent alors dans la pièce rien de moins que le Président des États-Unis (Gene Hackman) et sa maîtresse, en état d’ébriété avancé. Jeu de mains (baladeuses) jeu de vilains, arrêté net par une balle de pistolet tirée par un des gardes du corps alerté par leur raffut. La passivité de Luther tranche alors avec la violence de la scène, un décalage accentué par un montage syncopé qui alterne des plans rapprochés du visage expressif de Luther avec des échelles de plans très variées du couple adultère. À l’instar de l’Homme sans nom présent aux premières loges dans son cercueil, le gentleman cambrioleur assiste invisible, tapi dans l’ombre, au spectacle panoptique d’une mise à mort. Luther endosse ainsi le rôle du voyeur malgré lui, assis sur le fauteuil du mari de la défunte qui, il le confiera plus tard à l’inspecteur chargé de l’enquête (Ed Harris), lui permettait de profiter en toute connaissance de cause, mais sans éprouver le moindre plaisir, des ébats sexuels de sa femme insatisfaite. De sorte qu’Eastwood ne filme pas seulement une dispute qui dégénère, mais la scène telle que vue (d’où le sens du détail, comme ce coupe-papier que seul Luther a vu tomber parterre) et vécue par son personnage impuissant (la frustration et le bouillonnement intérieur sont rendus palpables grâce à la dynamique oppressante du montage alterné). Lequel, une fois sorti de sa cachette, s’empresse aussitôt d’enfouir dans son sac preuves et butin, de reprendre littéralement les choses en mains. Dans le cinéma d’Eastwood, le regard précède l’action et l’initie autant qu’il l’induit. Et mieux on regarde au départ, plus précise est la vision, et plus décisive sera ensuite l’action (American Sniper reformulera cette problématique à l’échelle d’un tireur d’élite).
« Vous êtes un manuel, ça saute aux yeux » confie une jeune femme à Luther à la National Gallery of Art de Washington, lors des premières minutes des Pleins pouvoirs, tandis qu’il crayonne sur un carnet des mains et des yeux assis devant des toiles de Bellini. Une inconnue ? Pas vraiment, puisque le personnage est incarné par la propre fille de Clint Eastwood qui s’adresse ici tout autant à l’apprenti peintre, qu’au père et au réalisateur. Ce qui saute aux yeux ? Précisément l’autoportrait que dessine le réalisateur à travers la trajectoire commune de ses trois rôles déclinés, qui passent de l’un à l’autre côté du cadre, conjuguent regards et actions afin de parvenir à leurs fins, avec le sens du devoir accompli. Après le cambriolage, et alors qu’il s’apprête à quitter le pays pour couler des jours heureux, c’est en effet une fois de plus un spectacle, celui d’un discours télévisé mensonger et hypocrite qui oblige Luther à finalement rester sur place pour faire éclater la vérité. Son dessein : substituer à la version officielle son récit, sa propre mise en scène. Faire en sorte que les concitoyens bernés ouvrent les yeux. Impossible de sauver sa peau sans reprendre le pouvoir, inverser la tendance, renvoyer la balle (les duels gagnés à la fin de Pour une poignée de dollars). Pas de fin salvatrice sans s’en donner les moyens. Dans L’Homme des hautes plaines, l’incompétent et magnanime shérif de Lago, tout disposé à ce que l’étranger protège coûte que coûte les habitants malgré divers délits répréhensibles (meurtres, viol), lui confie pour le convaincre que « oublier et fermer les yeux » est leur devise. Mal leur en a pris. Une fois acquis les pleins pouvoirs, l’Homme sans nom impose sa loi, multiplie sans sourciller les jeux de rôles humiliants et les abus (il demande aux habitants de simuler le siège de leur ville ou de la repeindre en rouge, organise un banquet grotesque, occupe à lui seul toutes les chambres d’un hôtel). Ce cavalier de l’Apocalypse instaure un climat délétère avec un calme hautain jamais pris en défaut, fomente des discordes, s’en tient à son plan sans manifester la moindre indulgence. À l’aveuglement consenti répondent ses mises en scène carnavalesques qui placent tout un chacun devant ses contradictions, ses vils penchants et ses démons. C’est que refuser de voir revient à sombrer en enfer. À jamais.