La scène du sacrifice de Walt Kowalski (Clint Eastwood) à la fin de Gran Torino s’ouvre sur un immeuble dont seule la lumière qui en émane indique qu’il est habité. L’éclairage s’avère d’autant plus visible qu’il se distingue par contraste d’un extérieur parfaitement obscur. Là où l’intérieur, par l’éclairage, manifeste la présence – le remplissement – d’habitants, l’extérieur dégage à l’inverse un vide procédant de sa noirceur, du moins jusqu’au surgissement par la droite, de Walt. Il apparaît d’abord comme une ombre, participant à la sensation générale d’un espace vide qu’il ne saurait remplir, avant que son visage, à la faveur d’un faisceau lumineux, commence à révéler ses traits.
Du point de vue de la construction de la séquence, l’éclairage conduit au surgissement du premier membre du gang depuis la fenêtre éclairée de l’appartement, avant que deux de ses comparses en sortent rapidement. Ceux qui remplissaient la demeure de leur présence la vident progressivement, comme s’il s’agissait à présent d’occuper l’extérieur (où se tient Walt). On voit alors des ombres lointaines ouvrant leurs fenêtres, avant que des plans rapprochés ne dévoilent le mouvement des habitants sortant de chez eux. Si les membres du gang, à présent au-dehors, peuvent dès lors cohabiter à l’extérieur avec l’ancien vétéran, le plan ne parvient toutefois jamais à les capturer ensemble : si l’un est de face, les autres sont de dos, et inversement, de telle sorte qu’ils ne peuvent jamais avoir le visage éclairé en même temps.
Walt, sortant une cigarette, demande ironiquement aux membres du gang s’ils ont du feu, avant d’affirmer « Me, I’ve got a light », en fouillant dans sa veste pour enfouir sa main à l’intérieur. Light : feu du briquet, mais aussi et plus loin lumière (au-delà de celle, évidente, de la menace toujours maintenue du pistolet). Il va alors symboliquement chercher cette lumière, en tant que signe de pleine présence, en lui-même, puisque sa situation à l’intérieur la protège de toute corruption par l’extériorité. Au moment où sa main entre sous sa veste, la caméra capture le mouvement de sortie de tous les habitants qui s’orientent vers l’extérieur, c’est-à-dire vers Walt, lequel commande la direction qu’ils suivent. Sortant sa main de sa veste, les membres du gang le criblent de balles – qui constituent autant d’explosions de lumière lorsqu’elles sont filmées depuis le point de vue de Kowalski, alors qu’elles sont parfaitement éteintes lorsque le point de vue est inversé –, vidant de son sang le corps de la victime. La communication des vides et des pleins touche alors ici à son paroxysme : en même temps qu’il est rempli par les balles, il est vidé de son propre flux sanguin.
Au moment où Walt s’effondre par terre, rendant son dernier souffle, sa main s’ouvre et affiche le briquet qu’elle tenait ; elle pourrait être en train de se vider tout à fait, laissant tomber ledit briquet, et pourtant une traînée de sang glisse en elle et vient la remplir à nouveau. Au lieu d’être vidé, le corps est alors encore une fois rempli de ses propres flux. La caméra surplombe ensuite le corps étendu dans une position christique, reproduisant celle de l’enfant-soldat viêt-cong qui se trouvait dans le coffre de reliques du vétéran. En reproduisant la position du corps, Walt retire symboliquement la photo du coffre, après avoir sorti la médaille en l’offrant à son ami vietnamien, Tao. Pour vider le coffre des actions guerrières regrettées, il n’aura pas fallu qu’il se vide mais bien qu’il se remplisse, allant à son tour combler d’autres réceptacles. Aussi est-il emporté dans le coffre de l’ambulance, avant d’être affiché dans son cercueil.