Depuis The Social Network, le cinéma de David Fincher a trouvé graduellement une forme de plénitude formelle que n’ont pas troublée ses embardées vers des objets de prime abord plus impurs (son impérial Millénium ou sa participation aux séries House of Cards et Mindhunter, dont il a réalisé une poignée d’épisodes et fixé le canon esthétique). Au sein de cet ensemble, The Killer, qui adopte une forme délibérément plus mineure, s’affirme peut-être cette fois-ci comme un véritable pas de côté. Scénarisé par Andrew Kevin Walker, qui avait déjà collaboré avec Fincher sur Seven, le film pourrait s’apparenter de loin à une forme de retour vers la période pré-Zodiac du cinéaste, mais avec les moyens de metteur en scène (autrement plus affinés qu’à l’époque) qui sont les siens aujourd’hui. Si l’hypothèse n’est pas dénuée de fondement, l’impression d’assister à une petite rupture stylistique tient surtout à un changement de braquet : outre le fait que Fincher délaisse l’ampleur de ses précédents projets pour une simili série B (il cite Don Siegel comme influence principale), il impose surtout aux premières minutes de son film une décélération inattendue. Or s’il y a un trait qui caractérise l’écriture fincherienne depuis maintenant une dizaine d’années, c’est bien son extraordinaire vitesse, qui lui a valu une réputation « d’expert », et avec elle les soupçons en virtuosité toc qui entourent l’épithète. Cette vitesse concerne d’abord le débit des personnages : on parle beaucoup et vite chez Fincher, trop vite, parfois, au point que les informations débordent et s’entrechoquent de concert avec la célérité du montage, qui agence une toile vertigineuse s’étendant dans le temps et l’espace. The Killer, lui, commence par un round d’observation centré sur un personnage mutique, patient et méticuleux, qui soupèse chaque geste et seconde. En somme une nouvelle figure « d’expert », mais qui cette fois prend son temps. Quant à sa parole, elle n’est presque plus que méditative (les réflexions du tueur sont exprimées par une voix off), comme déconnectée des choses et du monde. Ce dernier est contemplé de loin, depuis les hauteurs d’un bureau parisien vide où le professionnel traîne son œil désabusé à l’aide d’une lunette de visée, en attendant que sa cible gagne l’hôtel situé en face de sa planque.
« Le tueur » (on ne connaîtra jamais son nom) évoluerait-il donc, à rebours des précédents films de Fincher, totalement en dehors du network ? La piste est un trompe‑l’œil et le film raconte même l’inverse, à savoir l’histoire d’un homme qui souhaite se fondre dans le capitalisme et sa vitesse paradoxale, dont la puissance galvanisante accouche d’un immobilisme mortifère – l’ultime plan, sorte de carte postale touristique dessinant un happy end de façade et empreinte d’un parfum funéraire. Car tout n’est en vérité que façade chez ce tueur caméléon, qui se fond dans la masse pour mieux traquer ses proies et ressasse des mantras paraissant de plus en plus désaccordés avec la réalité de ses actions. Il n’est pas anodin que The Killer soit un film saturé de marques, qui jouent une importance non négligeable dans l’économie du récit : son personnage principal est lui-même une sorte d’homme-sandwich vendant au spectateur l’image d’un être qu’il n’est pas, dépassionné, rigoureux et sans attaches. De ses propos émanent la conscience lucide de n’être qu’un grain de sable dans la multitude, mais aussi son désir, trop velléitaire, de tendre vers un devenir-machinique. Son drame est d’ailleurs celui d’un robot : à cause d’une demi-seconde et d’un impondérable dans un plan minutieusement agencé, sa trajectoire déraille.
L’ensemble du premier segment du film tend vers ce glitch, ce dérapage qui entraîne l’accélération du rythme fincherien. Si le récit (chapitré en différentes actions et localités) s’emballe alors, la suite ne fait au fond que décupler ce qui se nouait déjà dans la stagnation de ces nuits et jours d’attentes parisiennes, à savoir un sens du montage organisant les événements dans une toile à la fois organique et griffée de petits décalages ne cessant de complexifier le circuit des actions. Sur ce point, le film présente une qualité qui compense certaines de ses relatives faiblesses, à commencer par la photo d’Erik Messerschmidt, plus lisse qu’à l’accoutumée et qui tranche notamment avec la sophistication de l’hybride Mank : le sound design, qui n’est pas ici une simple affaire d’ambiance, mais de montage sonore. Alors même que le film ne cesse de déplier des actions et de les relier dans une trame résolument linéaire, dépouillée des télescopages spatio-temporels qu’affectionne d’ordinaire le cinéaste, le son, lui, épouse une logique de discontinuité entre in et off, dialogue intérieur et brutalité d’un corps-à-corps meurtrier (une extraordinaire scène d’action plongée dans le noir), musique entendue depuis un point de vue subjectif puis neutre, etc. C’est comme si, sur le modèle d’une caméra faisant le point, le film procédait à des changements de focales sonores, de sorte à étirer spatialement les situations et à rendre compte d’une forme d’unicité d’un monde toujours et encore pensé – mais faut-il encore s’en étonner, Fincher creusant film après film le même objet ? – comme un réseau. Présenté ainsi, The Killer ressemble à un drôle de prototype : celui d’un film ultra sonore et en même temps quasi mutique, une sorte de simulacre de « silent movie » qui renoue avec la veine du thriller paranoïaque des années 1970 pour prendre le pouls des flux du monde moderne.
Du déchet
A‑t-on déjà vu, au cinéma, un personnage doté d’une telle empreinte carbone ? La question peut paraître de but en blanc saugrenue, mais elle résume pourtant bien le cap que suit en creux le récit. « Le tueur » ne prend pas seulement l’avion comme d’autres roulent en vélo ou se déplacent à métro, mais mobilise tous les éléments d’une économie jetable pour parvenir à ses fins. Disparaître dans la foule ou devenir une ombre anonyme implique d’abord de beaucoup jeter : les armes, bien sûr, mais aussi chaque smartphone utilisé pour passer un appel ou les objets susceptibles de recueillir les empreintes digitales du personnage. On ne compte pas dans le film le nombre de poubelles engloutissant les différents instruments que le tueur se procure et qui éclairent sous un autre jour une forme de gaspillage déjà présente dans les derniers Fincher – par exemple, dans les premières minutes de Millénium, le journaliste joué par Daniel Craig achetait un paquet de cigarettes, fumait à peine quelques bouffées de l’une d’entre elles et jetait le reste aux ordures. Dans un plan où il récupère un gadget procuré sur Amazon, le geste premier du tueur est d’ailleurs de se débarrasser immédiatement du carton vide : acheter et jeter sont les deux faces d’une même pièce. L’action, en apparence anodine, se fond dans un continuum de préparatifs tout en synthétisant le mouvement du film qui, de Paris à la République Dominicaine, en passant par la Louisiane, la Floride et les suburbs de New York, dessine un même espace mondialisé partageant une valeur commune : le déchet.
Au cœur du premier segment, l’attente du tueur est brièvement perturbée par un pic de suspense : un agent de sécurité s’approche de la porte de l’étage désert où il a pris ses quartiers. Il met alors la silhouette en joue, prêt à tirer, mais dès que la porte s’entrouvre, l’intrus, sans entrer, « dégaine » le premier, en faisant tomber nonchalamment une pile de courrier que l’on imagine contenir son lot de prospectus et de publicités. Au-delà du semi-gag, le montage organise une équivalence très claire entre le fusil et cette main qui jette – tuer et jeter, voilà en gros à quoi est dédié le quotidien du tueur. Pour s’introduire chez son employeur, contre lequel il se retourne, le meurtrier se déguise même en éboueur et cache son attirail dans une poubelle. Dans l’entrepôt où il prépare son infiltration, il trouve d’ailleurs, parmi les fausses plaques d’immatriculation et ses déguisements, un sticker affichant le ruban de Möbius qui sert de sigle pour le recyclage : y compris dans l’assassinat haut de gamme, on pratique désormais le greenwashing.
Plus encore, il y a chez Fincher une spécificité qui fait de lui un cinéaste directement branché sur les fluctuations du monde contemporain et sa vélocité carnassière. Si le développement des outils de communication et de surveillance présente souvent bon nombre de complications pour les scénaristes (comme le reconnaît l’assassin dans l’une des premières scènes, impossible d’être totalement invisible dans un monde dont chaque parcelle ou presque est susceptible d’être scrutée par une caméra ou un satellite), Fincher a quant à lui complètement embrassé les contraintes, mais aussi les possibilités que l’extrême circulation des marchandises ou la connexion permanente ouvrent comme champ à la forme et à la fiction. Il s’est aussi, peut-être plus que quiconque, attelé à figurer le doute et la paranoïa généralisée qu’induisent ce fourmillement incessant de signes et de données, parfois jusqu’à l’absurde. Ainsi d’une séquence digne d’un film d’espionnage où le tueur chamboule ses plans à la vision d’une simple paire de chaussettes, dont les rayures, sans que l’on comprenne pourquoi, l’invitent à témoigner d’une prudence redoublée. The Killer est peuplé de détails de ce type, d’incises et de micro-intrigues s’entrelaçant pour former une trame filant comme une flèche ; même en investissant un cadre plus modeste, le cinéma de Fincher y fait preuve d’une méticulosité et d’une acuité qui n’appartiennent décidément qu’à lui.