Rebel Ridge débute par l’arrestation violente d’un homme noir par deux policiers blancs : violemment percuté par un véhicule de service alors qu’il est en chemin pour le tribunal local, Terry Richmond (Aaron Pierre) est appréhendé pour une raison fallacieuse et se voit confisquer les 30 000 dollars qu’il transporte sur lui. Problème : cette somme doit être déposée au plus vite pour payer la caution de son cousin, à la veille d’un transfert dangereux vers une prison fédérale. Humilié par une police et une justice corrompues, Terry décide d’obtenir lui-même réparation en allant récupérer son dû. Si les premières minutes du film semblent s’inscrire dans le contexte et les retombées de Black Live Matters (et, plus largement, du racisme systématique dont font preuve les forces de police américaines), la suite du film s’abstient de toute référence ou de clin d’œil explicite à l’actualité politique. Par la simplicité archétypale du scénario et le caractère abstrait de la topographie, qui fait de la ville de Shelby Springs, où se déroule l’histoire, une sorte de prison à ciel ouvert, Saulnier figure les lignes de fractures d’une société où le désir d’un retour à l’ordre semble désormais irréconciliable avec un impératif de justice sociale.
En dressant ce portrait pessimiste d’une Amérique cynique et individualiste, Rebel Ridge dialogue avec les films de S. Craig Zahler, notamment Brawl in Cell 99 et Dragged Across Concrete – avec lequel il partage d’ailleurs l’un des acteurs secondaires, Don Johnson, qui interprète ici le rôle de Sandy Burnne, le chef véreux de la police du coin. Plus attaché à restituer le point de vue de son héros sur le monde qui l’entoure, Saulnier se distingue toutefois du style ultraviolent de Zahler par une certaine retenue dans l’économie de ses scènes d’action, peu spectaculaires avant le dernier quart du film. Dès la première séquence, lors de l’appréhension de Terry par la police, un lent travelling avant resserre le cadre sur la silhouette du militaire, allongé sur le sol, au moment où il tend les bras de manière à en toucher les bords. Ce plan met au jour une logique d’enfermement qui ne cessera d’être déclinée par la mise en scène pendant les 45 premières minutes, comme un rappel incessant à ce traumatisme inaugural. Surcadrages, zooms, décors exigus et perspectives bouchées : Saulnier fait ici preuve d’une certaine inventivité dans la représentation d’un espace entièrement carcéral, illustrant l’idée que Terry est « cornerisé » par les policiers.
La preuve par l’image
En faisant du cadre un outil d’oppression, Saulnier développe en filigrane un discours réflexif sur le rôle des images, ce que confirme la place centrale qu’occupent, dans la deuxième partie, les enregistrements des dashcams de la police. Vidéo lancées automatiquement lors d’une arrestation, elles constituent une preuve des malversations policières commises dans la région, si bien que Terry cherche à les récupérer pour révéler au grand jour les infractions commises à son encontre. Aidé dans sa quête par Summer McBride (AnnaSophia Robb), une avocate au fait des malversations de la police, le film se reconfigure en thriller paranoïaque : contraint par Burnne de quitter Shelby Springs après la mort de son cousin en prison, Terry entre en cavale tout en enquêtant sur l’ampleur de la corruption dans la région. Condamné à un statut de paria, le personnage finit par hanter les coins retirés de la ville (les abords du tribunal, une cachette sous un pont, l’arrière-salle d’un restaurant chinois). Cette dimension insaisissable est justement l’objet d’un face-à-face entre Terry et la police, où Saulnier fait de cette lutte des images l’enjeu secret de la quête de l’ex-militaire. Au cours de l’affrontement final, le personnage use de fumigènes pour transformer le parking en véritable champ de bataille dont les repères s’estompent ; profitant de ce brouillage, il atteint un véhicule situé juste en face de Burnne et lance l’enregistrement d’une dashcam, retournant contre la police les outils qui lui permettaient jusque-là d’imposer « sa » mise en scène.
Si le film témoigne donc d’une belle cohérence, on peut toutefois regretter qu’il se révèle diversement investi en fonction des séquences, notamment lorsqu’il ne met pas en scène l’opposition frontale entre Terry et les forces de l’ordre. À l’aise dans le registre de l’action et du thriller, Saulnier s’en remet à une grammaire plus attendue lors des longues séquences d’échange avec Summer et de l’enquête qui occupe la deuxième partie du récit. Limitées à une série de champs-contrechamps fonctionnels, ces scènes de discussion constituent la part la moins convaincante du film, même si elles servent également d’écrin à l’interprétation inspirée d’Aaron Pierre. Son jeu tout en retenue, inattendu dans le cadre d’un actioner, est raccord avec l’absence d’esbroufe de la mise en scène. Rebel Ridge renoue à ce titre avec un certain idéal de la série B : un mélange de rigueur et de modestie niché au cœur de la grande machine du divertissement industriel.