Le Rideau déchiré est le point de rupture dans la carrière du grand Alfred Hitchcock. Privé de ses habituels collaborateurs (le chef-opérateur Robert Burks, le monteur George Tomasini et surtout le compositeur Bernard Herrmann à la suite d’une dispute sur la bande originale du film), il est surveillé par le studio Universal qui, après l’échec cuisant de Pas de printemps pour Marnie, lui impose les vedettes Paul Newman et Julie Andrews. Hitchcock s’embarque alors dans cette austère histoire d’espionnage sans beaucoup d’entrain. Et cela se sent, malgré quelques moments de mise en scène tout à fait « hitchcockiens ».
« Cherchez la femme »
Le professeur Armstrong, physicien nucléaire américain, se rend mystérieusement à Berlin-Est à l’insu de sa fiancée et assistante, Sarah Sherman. Celle-ci le suit derrière le « rideau de fer », le soupçonnant de trahir son pays et de vendre son travail de recherche aux communistes.
« Ce qui m’a donné l’idée [du Rideau déchiré], c’est la disparition de deux diplomates britanniques, Burgess et Maclean, qui ont déserté leur pays et sont allés en Russie. Je me suis dit, “Qu’est-ce que Mme Maclean a pensé de tout ça ?”. » Le film commence alors « in medias res », en épousant le point de vue de Sarah dont l’incompréhension et la curiosité vis-à-vis de l’étrange comportement de son fiancé sont le moteur de cette première partie. La caméra s’identifie plus d’une fois à son regard, aussi bien en caméra subjective qu’en s’identifiant à elle (le plan où l’objectif de la caméra s’embue tout comme les yeux de Sarah sont mouillés de larmes). Après une scène de confrontation entre les deux protagonistes, le film bascule en adoptant le point de vue d’Armstrong dont on comprend alors la vraie nature et qui scelle la réconciliation entre les deux amants. Ce retournement de situation, assez prévisible et amené de façon facile, ne parvient pas à créer de l’empathie pour ce couple peu charismatique – Julie Andrews, trop candide (fraîchement acclamée pour son rôle dans La Mélodie du bonheur dont elle semble ne pas s’être débarrassée) et le jeu organique « Actors Studio » de Paul Newman jurant avec le style « hitchcockien » et provoquant peu de sympathie pour ce héros. La course-poursuite dont ils sont la cible (motif que Hitchcock affectionnait beaucoup, des 39 Marches à La Mort aux trousses) et qui constitue la deuxième partie du film, est illustrée par une séquence de bus interminable à laquelle on a du mal à s’intéresser tant le suspense peine à monter.
Tuer quelqu’un, « c’est difficile, pénible et long »
Deux séquences illustrent cependant la maestria du « maître du suspense » : dans la course-poursuite dans un musée désert, où seuls résonnent le bruit de ses pas et le cliquetis des talons de son poursuivant, Armstrong voit sa solitude accentuée par la géométrisation des plans et la profondeur de champ.
Puis une des scènes de meurtre les plus agonisantes de l’histoire du cinéma où Armstrong et une fermière s’y reprennent à trois fois pour tuer un garde du corps dans une cuisine et qu’ils finissent par achever dans un four à gaz. Pour clore cette séquence muette de presque dix minutes, un plan effrayant montre les deux meurtriers en plongée, maintenant dans le four la tête de la victime qui desserre son étreinte au cou de ses bourreaux à mesure que la mort la gagne. Bien qu’elle annonce la violence du meurtre tout aussi effroyable de Frenzy, quelques années plus tard, la brutalité de cette scène contraste avec les autres films d’Hitchcock, bâillonné jusque-là par le Code Hays. Mais il tranche aussi avec le reste du film qui baigne dans des aplats de couleurs fades, un Berlin détruit et grisonnant et détonne avec le rythme inégal et cahotant du film (en particulier une scène assez ridicule avec une comtesse polonaise qui brise complètement son tempo).
La Guerre froide n’est qu’un prétexte scénaristique pour appâter le spectateur et échafauder un canevas au suspense manichéen et quelque peu insipide qui n’est pas vraiment digne de ses précédents films. À l’exception de la scène vers la fin du film se déroulant dans un théâtre (écho à celle des deux versions de L’Homme qui en savait trop) et dont le montage à suspense (les plans qui alternent l’apparition de la police aux quatre coins du théâtre et les visages inconscients des deux protagonistes qui ne sentent pas que le danger les guette) nous rappelle avec soulagement que Hitchcock n’avait pas encore dit son dernier mot.