À la sortie d’Invictus, et devant les systématiques dithyrambes accordées par une grande partie de la critique à chacun de ses films, Benoît Smith avait très justement posé une question que plus personne ne semblait oser mettre sur le tapis : Eastwood doit-il être considéré comme un grand cinéaste ? Sans vouloir revenir sur les pistes émises dans ce précédent article, force est de constater que son œuvre a récemment eu tendance à se disperser, tant géographiquement (Lettres d’Iwo Jima, Invictus) qu’au niveau de l’amplitude des sujets abordés (Mémoires de nos pères, L’Échange). La dispersion comme motif de dilution de la puissance narrative des fictions eastwoodiennes ? C’est l’hypothèse que tend à accréditer Au-delà, où un vaste sujet (réévaluer par le prisme de la mort les affres des vivants) vient regrouper trois trajectoires personnelles en une quête initiatique aux quatre coins du globe.
Une image reste en tête à la sortie de la projection, une vision de l’au-delà, comme un symptôme : celle des silhouettes entraperçues à la faveur d’une expérience de mort imminente par le personnage de Cécile de France. En dehors de l’aspect un peu cheap de cette imagerie, qui surprend de la part d’un cinéaste rompu à l’exercice, s’impose une métaphore presque trop évidente du Clint de ces dernières années : un cinéma portant sur les ombres du passé, notamment de l’âge classique hollywoodien. Pourtant, avec Au-delà, Eastwood donne l’impression de vouloir se défaire de cette étiquette, notamment à travers une ébouriffante séquence d’ouverture mettant en scène le tsunami de 2004, plus proche du film catastrophe à la Roland Emmerich que du mélodrame. Oser le grand spectacle, Eastwood ne l’avait plus fait depuis la séquence de débarquement dans Mémoires de nos pères, mais cette vague-ci vient annoncer un déroulement encore plus funeste. À l’image des trois soldats rescapés de la bataille d’Iwo Jima, trois personnages font ici office de survivants. George (Matt Damon) est un ouvrier américain qui possède le don d’entrer en contact avec les morts, suite à une grave maladie contractée étant petit. Marie Lelay, présentatrice sur France Télévisions (sic), est une rescapée du tsunami, dont elle garde les séquelles d’une vision de l’au-delà. Marcus est un jeune anglais qui vient de perdre son frère jumeau, renversé par une voiture. Dans un premier temps, la mort est vécue par « ceux qui restent » comme une forme de malédiction : le don de George le contraint à la solitude, les visions de Marie l’empêchent de travailler, et Marcus est désemparé sans son frère. Leur quête de l’au-delà est finalement motivée par un désir simple : reconquérir une vie sociale dite « normale » pour réussir à prendre acte de ce qui leur est arrivé.
Si l’on sort des décryptages un peu convenus des films d’Eastwood, basés principalement sur une relecture de son œuvre au vu du cinéma classique hollywoodien ou des figures qui ont émaillé son parcours, que reste-t-il ? Ses travaux tirent clairement le sujet sur le terrain de la morale, le prix des actions entreprises, la compréhension de la complexité du monde qui entoure ses personnages, dans des affrontements où ce que l’on qualifiera rapidement « le Bien et le Mal » avancent (parfois) masqués. Eastwood sait pourtant ponctuellement résister à la tentation manichéenne, ses fictions les plus puissantes sont celles où le curseur de la morale se trouve en un point incertain, ambigu. Le principe d’adhésion du spectateur au récit y transite par le caractère du personnage principal, sur le mode empathie/rejet : dans Gran Torino, le vétéran raciste est aussi un vieil homme seul qui vient de perdre sa femme, l’entraîneur de boxe de Million Dollar Baby est à la fois aigri, sexiste et meurtri. Tous deux suivent un parcours qui va les mener à accomplir des actions relativement bénéfiques, mais pas exemptes de conséquences extérieures. Tenter, en somme, de faire ce qui semble juste n’empêche pas de provoquer le mal. La grande force d’Eastwood cinéaste est de réussir à débarrasser ces récits fortement connotés de toutes les afféteries et lourdeurs symboliques induites par les trajectoires des protagonistes, et sortir de la simple évocation d’un personnage « en train de changer ».
À l’inverse, ses fictions les plus faibles fonctionnent sur un mode où tout semble donné d’avance, avec des délimitations très prononcées (cf la première séquence d’Invictus). Mandela est un personnage dont le charme et la perspicacité ne peuvent que vaincre les préjugés, et l’obstination de la mère dans L’Échange l’amène naturellement à accéder à la lumière au bout du tunnel, celle vers laquelle Au-delà cavale distinctement. Les traumas initiaux déterminent clairement l’avancée d’un récit sans interactions, pour aboutir à la rencontre des trois personnages et résoudre l’intrigue. Paradoxalement, ce programme simple n’aide en rien : les obstacles rencontrés ne sont que des redites de la partition de départ, ce qui ne fait que renforcer l’impression que le récit se perd dans des considérations trop générales. La thématique de la mort, et son prolongement d’un possible au-delà renvoie à un hors-champ par définition incertain, voire inexistant, empêchant ainsi tout resserrement de la forme vers cet état de sécheresse qui faisait le prix d’un Gran Torino. Il devient dès lors très difficile pour Eastwood d’imprimer sa patte dans le tissu même du récit, et la mise en scène tend à souligner plus qu’à suggérer (le frère de Marcus meurt, la caméra s’élève vers le ciel), tant il est palpable que le sujet abordé ici n’a ontologiquement que très peu de substance. Le personnage de George, incarnation très commune de « l’Américain moyen », représente justement cette inertie molle, cette impossibilité de se départir du programme établi. George ne cesse d’affirmer qu’il refuse de consulter les morts pour d’autres personnes, et c’est pourtant ce qu’il ne cesse de faire, contraint par le récit à affronter les mêmes obstacles pour souligner le poids de ce qu’il porte sur les épaules (rappelé très régulièrement par le dialogue), et le dilemme moral qu’il affronte : refuser d’aider les gens pour accéder à une vie sociale, ou « faire don » de lui-même, au sens religieux du terme.
Eastwood ne parvient pas ici à se dépêtrer de la lourdeur d’une telle pénitence, appuyée par la quête du jeune Anglais pour rentrer en communication avec son frère : ce sont autant de charlatans qui se substituent face à lui en un montage de scènes répétitives, comme pour retarder le moment où il se trouvera face à George. À l’opposé, le personnage de Marie Lelay (Cécile de France) parait bien light, et son itinéraire se bardera à l’écriture d’un livre sur son expérience, qui fera à la fois office d’objet de catharsis et sera source de sa marginalisation face au monde de la télévision. Dans un making of récemment diffusé sur une célèbre chaine cryptée, Cécile de France explique qu’Eastwood n’a que très rarement cherché à la diriger, qu’il lui a fait entière confiance pour toutes les parties du film en français. On connaît la propension du réalisateur à faire assez peu de prises, on loue souvent sa capacité à tourner vite, mais ici la mayonnaise ne prend pas : les scènes en français affichent un niveau de jeu désastreux, voire grotesque (voir la scène où Marie Lelay milite pour écrire un livre sur Mitterrand, complètement hors de propos). L’enthousiasme et l’énergie développés par Cécile de France pour incarner son personnage sonnent désespérément faux, et viennent s’imprimer dans le tissu même de la mise en scène. D’habitude si sobre, Eastwood multiplie les échelles de plan, disperse les enjeux, et passe à côté d’une simple scène de rupture dans un restaurant, ou de séduction durant un cours de cuisine, comme pressé de passer à la suite. L’embarras suscité par de tels revers est d’autant plus fort qu’il n’y a rien à proposer en contrepartie : entre un contenu léger et une mécanique lourde, l’écart est trop grand pour qu’Eastwood puisse rassembler ses troupes. C’est peut-être ici que l’homme des hautes plaines trouve ses propres limites : face à un mauvais scénario, il reste l’égal de tous, l’ombre de lui-même.