Vittorio De Sica avait connu le succès public et critique avec des films comme Le Voleur de bicyclette ou Sciuscia, et puis une traversée du désert jusqu’à la fin des années 1960… Le Jardin des Finzi-Contini arrive à point nommé en 1970, obtient l’Ours d’or à Berlin en 1971 et l’Oscar du meilleur film étranger sur un thème historique : l’imprégnation progressive du fascisme dans les couches les plus hautes de la société provinciale italienne et l’inconscience générale qui va de pair. Le film n’a pas perdu de sa fraîcheur adolescente ni de la terrifiante montée insidieuse d’un régime mal jugé, mais apparaît un peu factice dans sa conclusion.
L’adaptation du roman de Giorgio Bassani devait, au départ, être réalisée par Valerio Zurlini, déjà préoccupé par le fascisme dans Un été violent, comme la plupart des réalisateurs italiens d’après-guerre. Mais le projet fut abandonné assez rapidement, et repris par De Sica au moment où quelques groupuscules néo-fascistes commençaient à naître dans certaines provinces. Le film est donc clairement politique, mais à la manière d’un Losey. Le régime de Mussolini puis le conflit mondial sera toujours en arrière-plan : De Sica cherche à montrer le cloisonnement d’une classe dans son propre monde, pourtant menacé de toutes parts – ils sont tous juifs – et celui des hommes dans leur aventure personnelle à l’heure où sonne le tocsin.
Les Finzi-Contini forment la riche famille juive de Ferrare, une ville moyenne près de Bologne. Ils ont un jardin immense, entouré d’un mur : pour entrer dans le paradis édénique de la haute bourgeoisie, il faut passer la porte close et montrer patte blanche. De Sica présente sa classe en deux temps : tout d’abord il l’introduit par le passé « heureux » qu’elle a vécu, dans le flou du printemps, l’agitation d’une nature aussi vierge de mal que les adolescents aisés qui la peuplent. C’est, sinon la nostalgie, du moins l’idée de paradis qui y règne. « Ils ne quitteront jamais leur royaume » entend-on. La contrainte n’est pas loin pourtant. Nous sommes en 1938, et l’Europe s’apprête à flamber pour quelques années destructrices. En outre, cette caste si bien protégée est toujours mise en parallèle avec un extérieur, tout aussi calme pour le moment, mais où l’on parle d’un conflit sous-jacent, d’un régime qui exclut progressivement les Juifs des clubs de tennis et du fonctionnariat.
Le thème principal qui se développera est le déséquilibre : la joie de vivre n’y est jamais feinte mais elle est enfermée dans le souvenir pour Giorgio et Micol, amis d’enfance. Elle étudie Emily Dickinson, lui la poésie italienne. Il l’aime, elle le repousse, comme jeune garçon que l’on a connu enfant et que l’on ne prend pas vraiment au sérieux, comme, aussi, un jeune homme cultivé appartenant à une classe plus modeste. Car l’Éden est également une sorte de caverne. Le conflit intime forme ainsi la métaphore d’un pays qui accepte beaucoup plus qu’il ne prend conscience. Les personnages de De Sica sont dans une bataille constante : toute la première partie du film se construit sur des tête-à-tête. C’est l’être humain, perdu dans un décor de végétations ardentes et d’objets qui ont principalement l’inutilité pour beauté, qui importe, et la confrontation à son (presque) semblable.
Les discussions amoureuses sont aussi rapprochées que les débats familiaux, montrant tantôt l’expression du regret, du plaisir, de l’insouciance ou de la peur. Très rapidement, les échanges sont interrompus par une pluie battante, une sonnerie de téléphone… comme les mariages mixtes sont interdits par l’État. La fameuse porte d’entrée de la forteresse se fait plus ouverte au fur et à mesure, non à autrui, mais aux rumeurs de l’extérieur. On mesure alors le degré d’inconscience de cette jeunesse qui se réfugie dans le loisir pour éviter de faire front trop vite aux terreurs de la réalité, tout comme le degré de désinformation du pays qui plonge la tête la première dans le bain du fascisme. Ces eaux troubles sont présentes, par touches, dans le film et dans leur vie : Giorgio se voit interdire l’entrée de la bibliothèque, et le silence de l’adolescence laisse place au silence de l’appréhension, de l’attente du tragique.
Sur tous ces aspects, Le Jardin des Finzi-Contini est encore une fresque parfaitement construite qui montre subtilement la gangrénisation d’une classe, et celui d’un pays. La seule ombre au tableau apparaît en fin de film : là où le réalisateur du Voleur de bicyclette brille dans la peinture du cloisonnement et de la menace extérieur, il passe trop rapidement peut-être sur la sortie contrainte de ce monde, sur le résultat de cette menace rampante. L’histoire ne semble pas avoir de prise réelle sur les personnages, ils restent dans le flou, dans le regret. De Sica ne les confronte pas vraiment au monde qui les attend. Peut-être a‑t-il voulu filer la métaphore jusqu’au bout, et garder cette sensation de légèreté feinte pour conclure son film. Mais elle gêne quelque peu cette légèreté bancale. Elle ne déplaît pas, elle donne une impression d’inachevé à une époque où le cinéma s’est bien plus penché sur l’époque que dans les années 1970. C’est peut-être la seule chose qui a vieilli dans ce film à la force étouffée.