Hier, aujourd’hui et demain décontenança la critique mais réjouit le public lors de sa sortie en 1963. Le réalisateur du Voleur de bicyclette est loin d’être un inconnu : justement, on estime peut-être qu’il se dévergonde en frayant avec le genre de la comédie à l’italienne, lui qui naguère avait donné ses lettres de noblesse au néoréalisme et obtenu la Palme d’or en 1951 pour son magnifique conte Miracle à Milan. Hier, aujourd’hui et demain n’est en fait que la confirmation de l’immense talent d’un réalisateur en prise avec son temps, et capable de le mettre en scène avec finesse et humour dans une comédie à l’italienne réjouissante. Et, ce qui ne gâche rien, Marcello Mastroianni et Sophia Loren y sont tout simplement éblouissants.
Duo de choc
Triple unité pour Hier, aujourd’hui et demain : Vittorio De Sica, Marcello Mastroianni, Sophia Loren. Ou : comment le cinéaste phare du néoréalisme, passé à la comédie italienne, met en scène le couple mythique du cinéma italien. Nul doute que Carlo Ponti, producteur du film, a quelque peu conçu le film à la gloire de son épouse, Sophia Loren. Qui n’a jamais vu l’inoubliable strip-tease de l’actrice, qui termine en feu d’artifice le troisième et dernier sketch : Sophia Loren en porte-jarretelles et bas résille, se déshabillant devant un Mastroianni tétanisé, jappant et hululant de désir face à l’icône sexy du cinéma italien, il y a là un morceau d’anthologie pour lequel la diva a pris des cours avec un chorégraphe du Crazy Horse. « Demain », donc, Sophia Loren sera une prostituée de luxe, femme au grand cœur, qui rend fou Augusto Rusconi (Marcello Mastroianni) et tourne la tête à un jeune séminariste, qui ne trouve soudain plus aucun attrait à la religion. « Hier », elle était une vendeuse de cigarettes, une femme du peuple, une napolitaine resplendissante, enchaînant les grossesses pour éviter la prison, et vampirisant par là même un mari épuisé par tant d’appétit sexuel et une marmaille se démultipliant à l’infini. « Aujourd’hui », elle est une grande bourgeoise milanaise, habillée de Dior et pleine de morgue, s’ennuyant ferme et emmenant dans sa Rolls-Royce un ami-amant – Mastroianni – d’origine plus modeste, énième caprice de la belle aux cheveux coupés court, à la mode, caprice dont au fond elle se fiche éperdument. Adelina, Anna, Mara : Sophia les incarne toutes à la perfection, dressant un portrait pluriel de l’Italienne des années 1960.
Mastroianni, tout aussi brillant que Sophia Loren dans ses interprétations, incarne donc chaque fois un homme castré par une épouse-mère sexuellement insatiable, par une maîtresse ayant l’argent pour seul dieu, par une prostituée au grand cœur qui se rappelle en plein strip-tease qu’elle a promis à Dieu une semaine d’abstinence. Dans le premier et le dernier sketch, De Sica s’amuse à ramener Mastroianni au stade infantile, le faisant se réfugier chez sa mère dans le premier, et appeler son père en permanence dans le troisième. Loren et Mastroianni dévoilent ici toute la richesse de leur palette d’acteurs, leur capacité à transformer leur corps et modeler leur jeu pour véritablement être romains, napolitains ou milanais.
Italies
Car la chronologie se projette en réalité sur le sol italien, et De Sica commence chaque sketch par des plans de paysages localisant clairement le récit : le Vésuve pour le premier, le Duomo di Milano et la région des lacs pour le deuxième, la place Navone pour le dernier. L’Italie d’hier, c’est donc à Naples qu’on la trouve encore, cette Naples populaire, chaleureuse, vivante, dont Sophia Loren est originaire. Celle d’aujourd’hui, celle du boom économique, c’est dans la froide et prétentieuse Milan que De Sica va la chercher, et le sketch ne laisse aucun doute sur les sentiments du cinéaste à l’égard de ce que la ville incarne. Et demain ? Rome incarne-t-elle l’espoir d’un juste milieu ? Il serait erroné de croire que De Sica exprime ici ce qu’il espère ou redoute pour l’avenir, mais il est certain qu’on y lit en filigrane un amour pour la ville de Rome aussi tendre que le regard qu’il posait sur Naples. L’amour, la famille, la religion, la politique, y sont moqués avec tendresse : il n’est pas dit que tout cela change, d’ici demain, voilà ce que semble dire De Sica. Une seule chose fera la différence : d’« aujourd’hui », à « demain », on passe d’un être au cœur froid et dur à une femme au grand cœur et sensible. C’est en cela que réside l’espoir : que le progrès ne fasse pas disparaître l’humanité et la générosité. Hier, aujourd’hui et demain, héritier du néoréalisme (dont De Sica avait été un des plus illustres représentants), aborde avec sensibilité les problèmes de l’Italie contemporaine, utilisant le ressort comique de personnages et de situations stéréotypées pour affronter avec humour les sujets qui fâchent.
Autonomie et correspondances
Dans Hier, aujourd’hui et demain, De Sica adapte la mise en scène à la tonalité et au propos de chacun des sketches, qui fonctionnent très bien de manière autonome. On le croira si l’on veut, mais pour l’épisode napolitain, le scénariste Eduardo De Filippo s’est inspiré d’une histoire vraie : seulement, pour éviter la prison grâce à ses grossesses, la femme avait eu pas moins de quatorze enfants ! L’épisode s’ouvre sur une scène à la Carmen (de Bizet) et donne par moments dans le genre de la comédie musicale, quand toute la population du quartier populaire de Forcella relaie en chœur les joies et les tourments de Sophia Loren. Le rythme est trépidant, le napolitain résonne dans toutes les ruelles, la vie se déroule en public, la rue est le prolongement de la maison.
Dans le deuxième sketch, tiré d’une nouvelle d’un des écrivains qui inspira le plus le cinéma italien, Alberto Moravia, l’espace habitable se limite désormais à la Rolls-Royce que le « couple » ne quittera plus, sinon pour se séparer : espace exigu, lieu d’exhibition de la richesse, outil de parade, symbole d’une fuite en avant insensée. Dino Risi, un an auparavant, venait lui aussi de faire de la voiture de son « fanfaron » (Il Sorpasso, 1962) le symbole d’une Italie en pleine fuite en avant, la métaphore d’une forme de déracinement et du mal-être de son conducteur. La Lancia Aurelia était l’attribut distinctif et presque métonymique de Vittorio Gassman comme la Rolls-Royce est la marque de fabrique d’Anna, l’exhibition de sa vanité, dans tous les sens du terme. Mais le réalisateur s’amuse aussi à tisser des liens entre ses sketches, afin, précisément, de faire émerger des évolutions, des contradictions. Car la Rolls-Royce qui ouvre l’épisode milanais renvoie directement à cette voiture qui clôt le premier épisode, dans laquelle la Loren parade elle aussi, à sa sortie de prison. Mais de l’une à l’autre, tout a changé : dans « Hier », la voiture et la famille enfin réunie sont littéralement portées par tout le quartier en liesse, dans une scène de foule qui n’est pas sans rappeler la scène finale de Voyage en Italie. Le plan d’ensemble laisse place, dans « aujourd’hui », à une ouverture en caméra semi-subjective, filmée de l’intérieur de la Rolls-Royce où Sophia Loren, seule, débite une litanie d’obligations sociales barbantes, et manifeste son indifférence totale à autrui.
Point de voiture dans le troisième sketch, scénarisé comme le second par Zavattini, et marqué par une dimension beaucoup plus théâtrale, qui rappelle les origines de la comédie à l’italienne : la commedia dell’arte et le théâtre napolitain. Vittorio De Sica et ses scénaristes ont su tirer parti avec un extrême talent de la forme du film à sketches, tissant des liens entre les différents épisodes tout en composant trois sketches d’une grande richesse intrinsèque. Hier, aujourd’hui et demain est sans conteste un très beau cadeau qu’ils ont fait à Sophia Loren et Marcello Mastroianni, qui le leur ont bien rendu par leur interprétation. On ne s’étonnera pas que le film ait reçu l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood, et que ce fut après avoir vu ce film que Chaplin pensa à Sophia Loren pour La Comtesse de Hong Kong. On ne s’étonnera pas non plus que De Sica réunisse de nouveau Mastroianni et Sophia Loren l’année suivante, dans Mariage à l’italienne.