En 1961, Sophia Loren, après son escapade hollywoodienne, est triomphalement rendue au cinéma italien par La Paysanne aux pieds nus (La Ciociara), réalisée par Vittorio De Sica, et qui lui vaudra l’Oscar de la meilleure actrice. Mais l’auteur des Enfants nous regardent, de Sciuscià ou du Voleur de bicyclette a aussi un don certain pour un genre apparemment bien éloigné du néo-réalisme, la comédie : Sophia Loren ne pouvait l’ignorer, elle qui avait déjà eu l’occasion de partager la scène comique avec lui, dans Dommage que tu sois une canaille, d’Alessandro Blasetti. À leurs côtés figurait… Marcello Mastroianni. Dix ans et bien des films plus tard, le trio est réuni dans une brillante comédie, Ieri, Oggi, Domani : mais De Sica est passé derrière la caméra, laissant tout l’écran au couple mythique Mastroianni/Sophia Loren. Le producteur Carlo Ponti, soit dit en passant époux de Sophia Loren et pygmalion de la belle, n’a aucune raison de changer une équipe qui gagne : le couple est réuni l’année suivante devant la caméra de De Sica, pour un explosif Mariage à l’italienne, adapté d’une pièce de théâtre d’Eduardo De Filippo, Filumena Marturano. C’est cet incontournable classique de la comédie à l’italienne que nous offre aujourd’hui Carlotta, dans une édition DVD agrémentée d’un instructif bonus sur le contexte culturel, socio-économique, historique, du film.
Filumena Marturano, pâle comme un linge, est extraite d’une voiture et portée sur une chaise, telle une reine mourante suivie de sa cour piaillante, dans son appartement. On court chercher Domenico Soriano, son concubin, alors occupé à finaliser son mariage avec sa jeune et jolie caissière (il est commerçant). Deux longs flash-back, deux souvenirs attribués l’un à Domenico, l’autre à Filumena, nous racontent l’histoire de ce couple improbable.
Filumena a dix-huit ans, c’est une prostituée, elle rêve d’amour et de respectabilité : deux rêves qui s’incarnent en une seule figure, Domenico Soriano. C’est là que le bât blesse : le fameux Domenico n’est autre que le non moins fameux Marcello Mastroianni, qui, comédie à l’italienne (Divorce à l’italienne) ou non (La Dolce Vita) n’a jusque-là pas donné beaucoup de gages de constance amoureuse. Il est vrai que Filumena n’est pas censée connaître sur le bout des doigts la filmographie de Mastroianni… Comédie à l’italienne et Mastroianni obligent, la relation qui s’instaure entre les deux protagonistes est totalement déséquilibrée, sur fond d’égoïsme acharné de l’un, d’abnégation mal digérée de l’autre. Le très long flash-back qui retrace l’évolution du « couple », de la première rencontre à la prétendue mort imminente de Filumena, repose sur la répétition d’un même schéma. Point de comique de répétition, cependant : c’est plutôt le pathétique qui pointe le bout de son nez, à voir cette femme se jeter corps et âme dans tous les rôles de composition trompeuse que lui offre son amant pour lui faire croire que oui, avec lui, elle a bien trouvé l’amour et la respectabilité. Ô joie, il va l’emmener à l’hippodrome, comme une dame, il n’a pas honte de la montrer à tous : ô désespoir, il a choisi le jour de relâche… Ô joie, il va enfin la présenter à sa mère : ô désespoir, il laisse sa chère maman malade croire que Filumena est … la fille de la bonne. Justement, maman est malade, Filumena tombe à point pour emménager dans la chambre de la bonne et s’occuper de mettre le pot de chambre sous les fesses de la vieille folle acariâtre. Filumena cesse enfin de se mentir : jamais elle ne sera « una signora » grâce à lui, encore moins la Signora Soriano. Mais voilà, Filumena n’est pas qu’amoureuse : elle est mère, de trois enfants de pères inconnus, ou presque (l’un est de Domenico, qui, évidemment, ignore leur existence). Elle vieillit aussi, et songe à leur avenir. Elle veut au moins leur laisser un nom… respectable, eux qui se nomment tous trois Esposito, l’ »étiquette » des fils de père inconnu. Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie. Dans la comédie, c’est la rage qui fait suite au désespoir, et l’infamie, Filumena en a soupé et en préservera ses enfants coûte que coûte. Cette fois, c’est elle qui choisit son rôle : et si elle était mourante ? Qui oserait refuser à une moribonde le saint sacrement… du mariage ? Soriano l’épouse sur son lit de mort, dont elle se relève aussitôt, miraculeusement ressuscitée en Signora Soriano. C’est elle, désormais, qui mènera le jeu tambour battant face au lâche et si attachant don Juan infantile qu’est son époux malgré lui.
Mariage à l’italienne est un film amusant et sensible, qui évoque des questions humaines avec une grande justesse de ton. Le supplément du DVD, un duo des critiques Alain Garrel et Sabrina Piazzi, intitulé « Une vie, une époque … des circonstances » (26 mn) donne des pistes très éclairantes pour permettre au spectateur de la situer dans ses divers contextes : la filmographie antérieure de Vittorio De Sica, Sophia Loren et Marcello Mastroianni, la comédie à l’italienne, l’Italie des années 1960. Sans un être un commentaire approfondi de l’œuvre, ce faux dialogue (en réalité, les deux critiques évoquent chacun leur tour des aspects du film) revient avec clarté sur les beautés et les insuffisances du film. Pour Alain Garrel, Mariage à l’italienne serait « Un film d’acteurs » avant d’être un film de De Sica, et l’on ne peut que cautionner cette approche. Disons-le franchement, en reprenant ce mot du critique : Mariage à l’italienne est un « festival Sophia Loren ». N’avait-elle pas été couverte de récompenses pour son rôle aux côtés de Belmondo dans La Ciociara, du même De Sica ? Un retour italien bien glorieux pour cette actrice qui vient de passer cinq ans auprès des plus grands stars hollywoodiennes. L’exploit de l’actrice est de parvenir à développer, à l’intérieur d’une interprétation nécessairement excessive d’amante et mère napolitaine trompée et vindicative, un jeu d’une remarquable finesse, riche en nuances et en subtiles évolutions. On a pu reprocher au personnage de Mastroianni d’être plus monolithique, stéréotypé : mais c’est là reprocher au film la tension fondamentale qui le porte, entre cette femme qui ne veut rêve que de sincérité et de vérité, contrainte par l’indifférence et l’égoïsme de son amant à passer d’un rôle à un autre, à mentir et à se mentir pour fuir une lucidité trop douloureuse, et cet homme qui, justement parce qu’il ne change pas, rend vaines toutes les contorsions de Filumena. Autant dire que Mastroianni n’y fait pas plus belle figure que dans ce Divorce à l’italienne où il avait joué quelques années plus tôt : le beau gosse de la Dolce Vita en a vite eu marre de son étiquette de latin lover, et s’est vite empressé, comme le rappelle Alain Garrel, de jouer les maris impuissants, les homosexuels et les Casanova ringards.
« Comédie à l’italienne », avez-vous dit ? Où est la comédie dans tout cela ? C’est une autre question que pose le supplément, qui rappelle et explique l’influence de la Commedia dell’arte sur ce genre cinématographique italien. Le mélange des tons, si caractéristique de la comédie à l’italienne, est bien présent dans ce film qui oscille entre drame et comédie. Mais la comédie ne prend jamais vraiment corps, réservée le plus souvent à Mastroianni, comme pour laisser à Filumena toute la charge pathétique. Or, comme le dit à juste titre Alain Garrel, au moment où De Sica entreprend Mariage à l’italienne, la comédie italienne a bien évolué, notamment avec Dino Risi, et surtout Monicelli (qui ont déjà tourné Une vie difficile (Una Vita Difficile), Le Fanfaron (Il Sorpasso) ou Les Monstres (I Mostri) pour le premier, La Grande Guerre (La Grande Guerra), Les Camarades (I Compagni), pour le second). Alain Garrel ne précise pas, mais il nous semble que de plus en plus, l’originalité de la comédie à l’italienne sera précisément de savoir jouer en contrepoint permanent de ces deux lignes mélodiques que sont le drame et la comédie pour représenter un monde dont on se dit qu’il vaut en mieux rire qu’en pleurer, choix qui débouche sur une lecture tragique du situations mises en scène. Mariage à l’italienne échoue dans cet alliage du comique et du tragique et manque en conséquence d’une certaine profondeur. Il n’en reste pas moins divertissant et sincèrement émouvant.
Les critiques ne manquent pas non plus de rappeler que De Sica avait commencé par être l’un des maîtres du néo-réalisme, en un temps – l’après-guerre – où le cinéma italien voulait se confronter à la misère ambiante et porter sur les écrans autre chose que des fictions propices à l’évasion. Il faut revoir Sciuscià ou Miracle à Milan pour se rappeler les chefs d’œuvres nés de la caméra de De Sica et de la plume de Cesare Zavattini. Ce n’est pas parce que l’économie se redresse et que la comédie reprend ses droits que les questions de société ne sont plus d’actualité au cinéma, au contraire. La comédie à l’italienne enregistre justement avec beaucoup de justesse les répercussions dans la société des bouleversements économiques. Là encore, on aurait peut-être attendu plus de profondeur de la part d’un cinéaste qui avait su observer avec tant de finesse l’Italie de l’après-guerre. Naples n’est ici qu’un décor, une manière, comme le dit Sabrina Piazzi, d’aérer le film, d’éviter le risque du « théâtre filmé ». En réalité, De Sica a néanmoins conservé, voire amplifié, la concentration de l’action sur le drame amoureux, et si le flash-back permet de repartir vingt ans en arrière et de parcourir ainsi l’histoire de l’Italie depuis les bombardements de la seconde guerre mondiale jusqu’au boom économique, il ne s’agit là avant tout que d’un décor sans réelle interaction avec le drame.
Le supplément évoque enfin la question de la réception du film, qui fut un énorme succès populaire et un relatif échec critique. Mariage à l’italienne est un film réussi, qui met en scène deux monstres sacrés du cinéma dont l’alliance à l’écran a toujours produit des étincelles capable de faire briller les œuvres où ils se trouvent. Quant à la critique, comme le souligne Alain Garrel, elle vivait difficilement la trahison de De Sica, néo-réaliste passé à la cause comique… Certes, pour Ieri, Oggi, Domani, la critique avait reconnu à De Sica un savoir-faire qu’on lui refuse ici. Ici encore, le jugement d’Alain Garrel nous semble plus juste : c’est bien moins le savoir-faire qui fait défaut ici qu’un certain manque de profondeur, et un certain retard par rapport à l’évolution de la comédie à l’italienne. Mais Mariage à l’italienne reste sans conteste un très beau film qui mérite d’être (re)découvert.
Le DVD édité par Carlotta est de bonne qualité (avec le film en VF et VOST), avec un découpage pratique en douze chapitres, et le supplément resitue le film avec beaucoup de justesse dans ses divers contextes de réalisation. Le DVD contient aussi la bande-annonce italienne du film, clairement orientée sur la mise en valeur des deux stars réunies par le film et sur la source célèbre dont est tirée cette histoire, le Filumena Marturano d’Eduardo De Filippo. « Due grandi personaggi, due grandi attori ».
Le spectateur cinéphile aurait peut-être aimé des bonus supplémentaires sur ces trois figures mythiques du cinéma italien que sont Vittorio De Sica, Marcello Mastroianni et Sophia Loren. Trois « stars » au répertoire varié, dont les filmographies ne cessent de se croiser, et qui ont contribué à donner au cinéma italien – et pas seulement à la comédie à l’italienne – ses lettres de noblesse.