La lucidité sociale radicale du cinéma néoréaliste italien n’était pas faite pour plaire à tout le monde, et encore moins dans les rangs du parti au pouvoir, la très conservatrice « Démocratie chrétienne ». Un des derniers et des plus puissants films de ce mouvement, Umberto D. de Vittorio De Sica eut aussi l’insigne honneur de recevoir une réponse politique particulièrement cinglante à sa sortie en 1952. Son début (une manifestation de retraités réprimée par la police) et sa fin (la tentative de suicide d’un vieillard) déplurent tant au sous-secrétaire d’État chargé du divertissement, le jeune et plein d’avenir Giulio Andreotti, que celui-ci se fendit d’une lettre publique allant jusqu’à exhorter le cinéaste à « ne jamais perdre de vue le fait qu’il doit, au minimum, viser un optimisme sain et constructif susceptible d’aider l’humanité à progresser »… L’ironie est que, concernant son ouverture en tout cas, la lucidité du film va plus loin encore que ces constats que le pouvoir voulut étouffer, en ne brossant pas franchement dans le sens du poil le mécontentement social. La poignée de manifestants auxquels il s’intéresse de plus près que la masse apparaissent d’emblée comme brandissant des revendications bien individualistes, et sitôt la manifestation dispersée, chacun rentre chez soi en se repliant sur son intérêt. Point d’angélisme à attendre ici sur les mouvements sociaux : se dévoile ici le visage du chacun pour soi que la masse dissimule, où le vrai démuni (en l’occurrence le protagoniste, Umberto Domenico Ferrari) reste seul.
Le vieil Umberto, ne pouvant plus payer son loyer, est menacé d’expulsion, et ne rencontre guère que l’indifférence et l’égoïsme du plus grand nombre, et la sympathie d’une poignée d’âmes, comme cette jeune femme de chambre enceinte de l’un de ses deux amants et pour qui il tient un certain rôle paternel – éclaircie momentanée dans son dénuement qui restera solitaire. Ou presque : son chien Fleik l’accompagne fidèlement, et dans les relations du maître vis-à-vis de l’animal se projettent les frémissements d’une dignité humaine luttant pour survivre tandis que l’on perd tout le reste. Et c’est là, plus que dans l’exposition rigoureuse de la misère, qu’Umberto D. trouve son véritable sujet. Si le film fait honneur aux idéaux néoréalistes (et, partant, à ceux du cinéma), c’est parce qu’il sait que les moyens par lesquels le néoréalisme s’est défini (libération vis-à-vis des studios, authenticité des lieux et des personnes) ne sont pas une fin en soi. Il sait que s’il s’agit de regarder dans les yeux une vie quotidienne souvent peu séduisante, ce n’est pas tant pour l’exposer que pour rendre plus prégnants les drames terriblement humains qui s’y jouent, aspects par lesquels passe même le discours social.
Le chien est l’avenir de l’homme
La déchéance d’Umberto, si éprouvante qu’elle soit sur le plan matériel, ne serait pas aussi déchirante à l’écran si De Sica et son scénariste Cesare Zavattini ne la contemplaient que comme un exemple de la pauvreté en Italie, s’ils ne s’intéressaient pas à la façon dont le dénuement affecte l’âme même, reflétée jusque dans le matériel (comme dans cette vision de la chambre ravagée, un trou béant dans son mur). Et ce sans laisser nulle place à un misérabilisme écrasant : si le parcours d’Umberto est dominé par l’amertume, le film en joue sur des variations entre tragédie et comédie qui semblent dessiner les oscillations de la résolution du personnage, comme dans cette scène génialement burlesque où le vieil homme, honteux de faire la manche, retourne par intervalles sa main pour le cacher, avant d’envoyer son chien tenir le chapeau à sa place comme dans un numéro de cirque. Drôle de cabot, ce Fleik, pas tout à fait personnage, mais extension vitale d’Umberto, réceptacle et in fine jauge morale de la dignité de l’homme : tour à tour compagnon, boulet, instrument (ou complice ?), témoin gênant de la détresse du maître. Jusqu’à révéler, dans la terrible acmé finale, ce qui ressemble fort à une âme : alors que l’homme a fini par renoncer à tout y compris à la vie, emportant avec lui son chien comme si celui-ci ne pourrait pas survivre sans lui (sentiment assez égoïste, quand on y pense), c’est l’instinct de survie de l’animal se libérant de son maître qui fait office de sursaut de dignité humaine dont celui-ci a besoin. Sublime conclusion pour un superbe film, qui nous fait découvrir l’humanité là où nous n’étions pas exercés à la voir.