Le dernier film de Bruno Dumont, récit de trois jours dans la vie de Camille Claudel, librement inspiré de sa propre correspondance et de celle de son frère Paul, prend place dans un contexte bien particulier, celui d’une France en guerre qui restera hors champ, et durant son internement à l’asile d’aliénés de Montdevergues, où elle restera enfermée jusqu’à sa mort. L’inspiration perdue de la sculptrice et le poids de sa captivité, entourée par des nonnes et des déments, cloîtrée dans un relatif mutisme, font de Camille Claudel 1915 une épreuve forte et éprouvante.
Après Hors Satan, qui prenait place dans les dunes du nord de la France, Dumont se pique de se concentrer sur un personnage « assigné à résidence », à ceci près que sa Camille Claudel donne surtout le sentiment d’être enfermée à l’intérieur d’elle-même, perdue dans des raisonnements paranoïaques faits de persécution. Camille Claudel 1915 constitue l’antithèse de La Religieuse de Guillaume Nicloux (qui sort mercredi prochain), radical dans ses choix formels, limitant les échanges entre les personnages et se targuant de capter l’impénétrable intériorité de la sculptrice, qui voit quotidiennement sous ses yeux, à travers le comportements des pensionnaires de l’asile, toute une misère qu’elle ne peut supporter. Car elle porte un tout autre fardeau, car elle a conscience du malheur dans lequel elle se tient.
Camille Claudel, présence qui se réduit à des gestes, des attitudes et des crises de larme traduisant une grande détresse, a perdu foi en toutes choses, quand son frère Paul, faisant irruption aux deux-tiers du film, a confié la sienne à Dieu par le biais d’une étrange épiphanie, appuyant son discours par des logorrhées que le récit vient recueillir sur un mode épistolaire. Les deux protagonistes cultivent finalement deux formes différentes de recueillement. S’entame alors un dialogue à distance entre les deux parties du film, mais qui apparaît plus comme un échange irréconciliable et sourd à l’autre, ce que la rencontre finale des deux personnages vient confirmer, par une mise en scène qui les tient éloignés et séparés par le cadre.
Le film est pour le moins abrupt et tente, comme toujours chez Dumont, de faire s’entrechoquer le profane et le sacré, sur un mode scrutateur, épiant le moindre geste des personnages comme révélateur de leur intérieur. Dumont semble fasciné à la fois par les figures sacrées (Camille et Paul), mais aussi par le profane, qu’il tente de capturer en de longs plans assez éprouvant sur les déments, interprétés par de véritables pensionnaires d’un asile. Même si l’on sent, dans cette manière de les observer, une véritable recherche d’une part d’humanité cachée, elle n’est pas non plus dépourvue d’une certaine fascination malsaine, qui renvoie le spectateur à sa propre cécité, celle qui le pousse à se prévenir de la misère du monde, à la cacher dans des lieux en dehors de la société qui cultivent le malaise.
Le film tient donc volontairement le spectateur à distance, et se veut très largement austère, vécu comme une épreuve, un chemin de croix avec Camille Claudel. C’est une proposition de cinéma radicale, qui marque par la cohérence de son entreprise, en même temps qu’elle attise la volonté de révolte du spectateur contre le film lui-même, et que Dumont, en cinéaste malin, appelle de ses propres vœux. On pourra tout de même souligner une grosse réserve, mise en exergue par le dénouement du film. Paul, qui vient de rendre visite à sa sœur, se lance avec le médecin de l’asile dans une diatribe sur le génie de l’artiste, cette pauvre sœur que le talent a progressivement rongé. Les artistes sont maudits et prétentieux, ils donnent tout d’eux-mêmes au monde et doivent en payer le prix fort. Ce retournement sémantique, point de vue qui vient sacraliser l’artiste au détriment de la populace, on ne peut s’empêcher de penser, à la vue de ce film qui se veut terriblement exigeant et peu accessible, que Dumont le partage un peu – d’autant plus que son discours en public, notamment lors d’une conférence à la dernière Berlinale, semble aller dans ce sens –, ce qui est franchement déplaisant.