Cinq ans après la tempête Flandres, dont la rudesse avait fait polémique, y compris au sein de la rédaction de Critikat, et après Hadewijch, Bruno Dumont revient avec un Hors Satan au croisement des questionnements spiritualistes et formels de Terrence Malick et d’Andreï Tarkovski. Toujours d’une ambition folle – le cinéaste se pique, ici, de filmer un miracle –, Bruno Dumont se fait une place singulière dans une année cinématographique où, avec The Tree of Life et Melancholia, les ténors du septième art font montre d’une préoccupation spiritualiste renouvelée.
Avec Hors Satan, exit les Flandres chères à Bruno Dumont, mais le cinéaste reste un artiste attaché à ses paysages. « J’ai écrit le scénario à partir [des paysages de la côte d’Opale], de cette lumière, et de mon désir de me situer à cet endroit, » confie-t-il. La lumière, la silhouette des emplacements choisis par le réalisateur inspire visiblement le réalisateur-scénariste : il s’agit, plus encore que dans sa trilogie des Flandres, pour lui de rendre un hommage mystique – et non religieux, insiste-t-il – aux horizons gris et aux dunes de la côte d’Opale. Comme son personnage principal, Bruno Dumont voue une adoration mystique à son décor, installant cette côte d’Opale dans un scope somptueux, pour mieux magnifier la beauté horizontale de cet horizon – un horizon qui sera bien l’inaccessible Eldorado rêvé pour les habitants de la petite ville tristounette, déjà à moitié morte, où Dumont situe son film. Dans le rôle du personnage principal – « le gars », dixit le générique final – David Dewaele ne cesse donc de rendre un culte mutique, une adoration primordiale au soleil, au vent. Un vent que Bruno Dumont invite également dans son film : ainsi, la prise de son a été directe, sans filtre ni post-production, et c’est un souffle perpétuel, dantesque, omniprésent, qui emplit Hors Satan.
« Quand il y a un silence, on le sent bien et fort. »
De ce brouhaha naturel, primal, non travaillé, Bruno Dumont accepte toutes les contraintes. Mais, il souligne, comme à dessein, l’importance de son opposé, un silence qui intervient naturellement. Le contraste importe au Bruno Dumont de Hors Satan : le contraste du vacarme et du silence, celui entre ses deux seules options de mise en scène, le gros plan et le plan large, celui de ce qui est exprimé et tu, celui, enfin, entre le hors champ et l’image. Déterminé à faire « un cinéma de sensations, à partir des paysages, des présences physiques, des sons…, » Bruno Dumont assigne, par le truchement mainte fois décliné d’une opposition perpétuelle entre le terne et le lyrique, au cinéma la mission de réenchanter le réel, de recréer le mystère – d’offrir un monde entier à son auditoire, un monde que celui-ci se doit d’éprouver.
L’enchantement vu par Bruno Dumont n’est ni féerique, ni brutal, il n’est pas moral : il est juste l’expression du vertige irrationnel derrière la norme. À son spectateur de faire son choix, si tant est qu’il y ait un choix à faire. Car, encore une fois incarné dans son « gars » sous les traits de David Dewaele, le cinéaste n’a comme seul propos que d’offrir les outils pour appréhender le monde, jamais de le juger, ni de le corriger. Rebouteux mystérieux, ermite et vagabond, le gars n’est jamais que de passage dans la vie de ceux qu’il aide, le temps du film : comme un cinéaste, déterminé à désigner des clés pour comprendre le réel à son auditoire sans jamais les obliger à les saisir. Comme son gars, Bruno Dumont n’est que de passage, comme lui il cache son but véritable sous d’autres mots, d’autres actes : ainsi, le miracle qui constitue le centre névralgique de l’intrigue parait curieusement anodin. Il ne vaut vraiment que par ce qui l’a précédé, ce qui nous y a conduit. C’est, inexplicablement, le chemin parcouru le long d’un minuscule pont de pierre qui offre à l’autre protagoniste, « la fille » (Alexandra Lematre), le pouvoir de changer le monde : peut-être est-ce le chemin parcouru, deux heures durant, en compagnie de Bruno Dumont qui offre à son auditoire les clés du monde. Peut-être a‑t-on vu un film-miracle.