Habitué à des formes de distribution fantaisistes (par grappes ou/et avec décalages) qui ne manquent pas de charme, on se dit que, ce coup-ci, quelque chose a changé dans le monde du réalisateur sud-coréen. La réponse est aussi bien : oui, sans doute, non, éventuellement. Les femmes de ses amis sont peut-être les siennes, ou celles de son personnage ; la seule certitude, de taille, est qu’avec Hong Sang-soo, on dispose d’un compagnon de cinéma des plus fidèles et précieux.
Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, Hong Sang-soo s’inscrit dans la variation sur de mêmes thèmes, peu originaux en matière de dramaturgie cinématographique, avec une constance tout à fait obsessionnelle : les possibles sentimentaux et l’état de présence au monde de ses personnages. Chaque film est l’occasion de refaire le précédent tout en le remettant à plat, en redéfinissant sa grammaire narrative et visuelle, pour mieux se redéployer. Ainsi on trouvera toujours un (La femme est l’avenir de l’homme) ou plusieurs (Night and Day, Woman on the Beach) triangles sentimentaux explorant les possibles dans une parfaite irrésolution. Toujours bancals, jamais définitifs ; Hong Sang-soo arrêtera vraisemblablement le cinéma lorsqu’il aura épuisé ce motif cinématographique, c’est-à-dire en trouvant la solution du théorème. Mais, à l’image de la science qui a fait la découverte de la relativité et de l’instable, il n’y a pas de résolution définitive : longue vie donc au réalisateur sud-coréen, s’il n’est toutefois pas emporté par le soju, dont on abuse, ici comme dans les autres films, au cours de beuveries monumentales.
À l’image du précédent Woman on the Beach, Les Femmes de mes amis est plié par une césure centrale à partir de laquelle le personnage principal navigue dans une première situation, un premier triangle possible, puis, avec la même détermination à voir l’âme sœur dans des épouses d’amis, un second. À la périphérie de ces triangles, d’autres possibles sentimentaux traversent plus ou moins furtivement le film ; entre autres, le membre d’un jury, la directrice d’un festival, une étudiante entreprenante… On suit donc Ku Kyung-nam, réalisateur classé « art et essai » qui débarque, dans la première partie, au festival de Jecheon pour y être juré. Il faut bien entendu reconnaître ici un authentique alter ego, ce que confirme quelques détails (le départ à l’étranger, le passage de la peinture au cinéma…). On lui dit qu’il est célèbre, tout le monde semble le croire, mais il n’est pas le plus convaincu. Celui que l’on appelle parfois « Monsieur le réalisateur Ku » est un naïf qui se voudrait stratège adroit pour mener son existence, aussi bien d’homme que de cinéaste. Petit jeu de massacre impitoyable et tordant, querelle des égos des gens de cinéma, aussi bien en eux-mêmes qu’entre eux ; joutes pathétiques desquelles émergent souffrance et difficulté d’être.
Se situer au monde, par rapport à ceux qui le peuplent, avoir l’ascendant ou bien se retrouver infériorisé, c’est un autre motif de la cruelle comédie humaine orchestrée par Hong Sang-soo. Et l’ordre sentimental participe de cela, de manière toutefois plus relative. À Jecheon, il tombe sur un ancien complice, ce dernier le tient en haute estime, lui étant, d’une certaine manière, redevable et soumis. Celui-ci a rencontré l’âme sœur, de celle qui accorde rien moins que la rédemption. Dans la seconde partie, Ku est invité à donner une conférence sur l’île de Jeju, où il a fait ses premières armes ; lieu où réside aussi le peintre à qui il doit le fait d’être devenu cinéaste. Il finit par découvrir que ce dernier, vieux démiurge charismatique, est marié à son amour de jeunesse. Deux cas de figure très différents, presque une inversion. Mais on doit évacuer la mauvaise idée, a priori séduisante, d’humiliation, pour le premier cas, ou de revanche volontaire, dans le second, à dimension sociale. Vivant dans une inconséquence naïve, il fonde ses stratégies sentimentales sur des plans complètement foireux, élaborés dans la vapeur des bouteilles de soju qu’il écluse à foison. Il tente de faire sienne les âmes sœurs de ses amis, avant tout parce qu’il lui est impossible de cheminer lui-même, il s’agit donc de profiter de celui accompli par d’autres, de se mettre dans leur nid. Y compris par l’imaginaire comme dans cette séquence onirique et loufoque, où il prend en deux temps trois mouvement la place de l’ami qui ne se réveille pas des abus alcoolisés de la veille. En ce sens, Les Femmes de mes amis est une fable absurde et morale sur la lâcheté et l’irresponsabilité.
Comme toujours, le geste cinématographique repose sur une grande liberté. On retrouve une forme mise entre parenthèse depuis Conte de cinéma, alors que Night and Day et Woman on the Beach se signalaient par une fixité qui n’était remise en cause que par des mouvements lents, essentiellement des panoramiques. Tout repose ici sur une vivacité alerte faite de cadrages, recadrages, décadrages, beaucoup moins par le montage que par l’usage du zoom. Le ressenti est celui d’une mise en scène spontanée, comme décidée en direct, dans l’instant ; ce qui confère une grande respiration et légèreté à l’ensemble. Mais loin d’une confusion, cette grammaire visuelle inclut ou exclut les uns et les autres, elle est aussi l’aiguillon des multiples combinaisons sentimentales. Être uni ou désuni dans le plan a parfois valeur de sentence, par exemple quand le troisième personnage du triangle est chassé du cadre par un recadrage. S’organise ainsi une circulation très fluide, cruelle et touchante entre les êtres, mais aussi avec leur environnement – ici le paysage est particulièrement convoqué ; autant de figures d’un monde mouvant et instable, auquel il est difficile de prendre part, à l’image de l’état de flottement perpétuel de Monsieur le réalisateur Ku.