Pour mieux parler de Ce cher mois d’août, évacuons d’emblée la question du partage entre documentaire et fiction. Car une fois qu’on a dit que les deux modes s’y mélangeaient – en fait, ils y copulent allègrement – on a véritablement tout dit. Le second long-métrage de Miguel Gomes, après La Gueule que tu mérites, invite de lui-même à passer outre, tant il foule au pied les catégories et leur hiérarchie habituelle. Cette ligne de partage est le dernier de ses soucis. Quiconque voudrait prendre le film sous cet angle en serait réduit à une laborieuse opération de dosage – une mole de documentaire par-ci, une mole de fiction par là…
Disons plutôt que Ce cher mois d’août, comme Mulholland Drive ou Tropical Malady, se paie le luxe de commencer plusieurs fois. Il fait partie de ces films pliés en deux, non par souci rétrospectif, mais par goût pour l’épaisseur, pour occuper plus de place. La première partie prend la forme d’une ballade estivale en Arganil, région pauvre du Portugal, à cette période où s’enchaînent, jour après jour, les bals populaires et autres fêtes religieuses. Au rythme des chansons, des synthétiseurs et des éclairages colorés, le film part à la pêche : disponible, ouvert aux quatre vents, il aligne rencontres et discussions. Il croise une multitude de visages, de lieux, d’objets, qui ont chacun une histoire à lui raconter. Entre les romances éternelles des bals montés et la petite histoire de chacun, Gomes construit une grande collection de « nouvelles » totalement farfelues : la folie passagère d’un quidam qui assassine sa femme, l’intégration problématique d’un baroudeur hollandais très tatoué, les déboires du « Meunier », gardien de la rivière qui chaque année saute d’un pont pour amuser les villageois, ses embrouilles avec les marocains, la chasse au sanglier, les pompiers luttant contre les incendies. Une sorte de recueil, en somme, gonflé de récits : un Décaméron d’aujourd’hui. Le tout est monté avec une science méticuleuse, sachant tisser cette infinie diversité de la vie quotidienne et de ce qui s’y raconte – en une inventive série de rebonds et de ritournelles, semblable en cela à un jeu de marelle — tout en conservant le sentiment de son éclatement, de la simultanéité cacophonique des choses. Toutes indépendantes, elles ne nous apparaissent pas moins comme prises dans un grand bain, un grand tout : le flot générateur de l’été. Ce que le film guette, c’est la surprise permanente logée au cœur du quotidien, de la vacance pépère, ces soudaines embardées du réel, imprévues, lorgnant vers le romanesque, voire le merveilleux – l’homme qui raconte sa guérison miraculeuse lors d’une procession traditionnelle, pour avoir porté, en dépit de son mal, une idole religieuse. Mais il guette autre chose, à la façon de ce renard qui, dans la toute première scène, rôde autour d’un poulailler et trouve la solution pour faire sauter son grillage : il cherche un truc à se mettre sous la dent.
Avant de passer aux aveux, précisons que cette première partie est entrecoupée de petites scénettes burlesques et « méta », mettant en scène l’équipe du film dans ses discussions et conflits au quotidien. Petit théâtre de la nonchalance et de la tranquillité (rien ici de la création considérée comme une torture), elles nous présentent indirectement les grands principes de la bande à Gomes : relativité absolue du scénario face aux exigences pressantes, à l’inventivité imbattable de la réalité, philosophie du rebondissement et du « faire avec » et attention tendue vers l’invisible, l’irrationnel. À la fin du film, un passage hilarant montre le réalisateur réprimandant l’ingénieur du son pour avoir enregistré des bruits fantômes, des choses qui n’apparaissaient pas dans le plan ; en guise de profession de foi, ce dernier défend sa position et affirme, envers et contre tous, sa singularité : au moins, il entend quelque chose ! Le producteur en visite reste perplexe quand le réalisateur lui annonce que son tournage a commencé par les « extras », les à‑côtés, le bonus. Mais c’est ce bonus même qui fait tout le corps du film, au grand détriment d’une « histoire centrale » : un principe de générosité, le choix de ne pas choisir et de laisser rentrer tout le monde. Puis, tout se retourne. L’une de ces petites scénettes nous avait précédemment mis la puce à l’oreille : les négociations d’une jeune fille venue solliciter auprès de l’équipe un petit rôle dans le film. Ce qui s’accomplit alors sous nos yeux est tout bonnement extraordinaire : au gré de ses pérégrinations, le tournage tombe sur une seconde jeune fille, garde forestier, et sur un jeune garçon, joueur de hockey, qu’il va sensiblement transformer en personnages de fiction. Sortis de la glaise informe du réel, ils naissent petit à petit sous nos yeux et endossent le statut de héros – c’est-à-dire, chez Gomes, d’êtres normaux toujours susceptibles d’un coup d’éclat. Ils deviennent Tânia et Hélder, cousins et membres du groupe Estrelha Dos Alvas, dont nous allons suivre maintenant la tournée sentimentale, sur la pente de l’été finissant. Plusieurs personnages croisés dans la première partie se verront ainsi promus personnages de fiction dans la seconde. On retrouve, à ce titre, la jeune inconnue de tout à l’heure en meilleure amie de Tânia, récompensée de son audace : elle l’a obtenu, son rôle !
Et là, tout se passe comme si l’on avait basculé dans l’une des nombreuses chansons qui jalonnent le film. Gomes nous plonge au cœur de leur nature ambivalente : charme passager et intemporelle inactualité, vacuité et profondeur. Voilà ce qu’il cherchait à se mettre sous la dent : une poignée de personnages de mélodrames, poussés et ramassés sur le terreau local. Il en aura récolté bien plus que prévu, des personnages, toute une galerie, du roi du karaoké devenu batteur du groupe, aux accordéonistes de la « nuit des couilles », désopilante tradition locale exclusivement masculine. Mais, contre toute attente, cette nouvelle comédie romantique et musicale, sans abandonner la joie bon enfant des débuts, s’aventure encore plus profondément dans le domaine du mystère et d’un psychologisme à la Henry James, tendance Le Tour d’écrou. L’histoire d’amour qui rapproche un cousin et sa cousine, elle chanteuse et lui guitariste, lors d’une tournée d’été, est freinée par l’affection exclusive et apparemment démesurée du père de cette dernière (le producteur des petites scénettes, devenu claviériste du groupe). C’est une étrange histoire de métempsychose qui les accroche l’une à l’autre et sème le trouble dans la famille : la perturbante ressemblance de la mère défunte, Rosa Maria, revenue presque à l’identique dans les traits de sa fille Tânia. Si bien qu’on ne sait plus tellement à quelle enveloppe se voue son père : est-ce la mère qu’il idolâtre encore indirectement au lieu de sa progéniture ? Le film s’avance ainsi, très délicatement, sur les traces d’un fantastique impressionniste, nourri de l’hésitation constante entre merveilleux (la réincarnation d’une mère en sa fille) et obsession bien réelle (un père possessif). Ainsi, par ce glissement permanent dans les profondeurs (sombres, inquiétantes) de la fiction, Ce cher mois d’août confère à sa forme générale, celle de ses opérations particulières dans le champ du réel. C’est magnifique.
Pour conclure, rendons grâces au cinéaste de son « ton », d’une honnêteté sans égale pour ce peuple qu’il filme. Plonger dans le monde « synthétique » des musiques de bal appelait un certain nombre de dérives possibles, desquelles Gomes s’affranchit avec superbe, sans leur prêter la moindre parcelle de flanc. Elles étaient quelques unes à lui tendre la perche : spectaculaire « cheap », musiques rudimentaires, sentimentalité affectée, ambiance barbecue. Qu’il ne les considère pas avec mépris ou ce détestable second degré moqueur façon Strip-Tease, c’est la moindre des choses. En revanche, qu’il ne s’embarrasse à aucun moment de la volonté, tout aussi rédhibitoire, de ne pas porter un regard méprisant, ni de ces pitoyables marques de respect qui signalent plus que tout le dégoût — effort laborieux cachant un profond sentiment de distinction – voilà qui force l’admiration. Ce cher mois d’août fait partie de ces films qui veulent renfermer trop de choses et qui, pourtant, n’en souffre pas ; il est de ces films-monde qui veulent tout contenir, de ces jeux de piste, à la fois infiniment complexes (la folle architecture du montage) et s’écoulant pourtant tout naturellement, au rythme de la vie, aussi libre, aérien et ouvert à l’improvisation que savait l’être le Rivette de Céline et Julie vont en bateau. Il fait penser à une grande malle, si remplie de jouets de toutes sortes – un bouquet de fictions potentielles – qu’on ne parvient plus à la fermer. La projection dure cent-cinquante minutes. Et en route pour la joie.
L’interview de Miguel Gomes, par Mathieu Macheret