Quelques mois seulement après un Tintin fougueux et plutôt plaisant, Steven Spielberg revient avec un nouveau long-métrage : Cheval de guerre, conte initiatique sur fond de Première Guerre mondiale. Ce film pourrait bien initier la dernière partie de sa carrière et offrir l’occasion de tirer un premier bilan. Bilan contrasté en tout cas, à l’image de ce film qui passe du pas au galop pour aller on ne sait trop où…
Qui est célébré, du 9 janvier au 3 mars, à la Cinémathèque Française, à Paris tandis que son dernier film, Cheval de guerre, est en salle depuis le 22 février ? Rien moins que Steven Spielberg, le réalisateur le plus puissant et le plus riche de l’industrie hollywoodienne. Cette consécration par la cinéphilie française est tardive. Spielberg a soixante-cinq ans, près d’une trentaine de films à son actif et il y a belle lurette que toute une génération de cinéphiles a été nourrie à son cinéma. Quant aux critiques, ils lui en veulent beaucoup moins aujourd’hui et si Spielberg continue de les diviser, c’est plus pour ses choix de sujets qui rebuteront certains et enthousiasmeront les autres.
Adapté d’un roman pour enfants de Michael Morpurgo, War Horse (en VO) suit les mésaventures de Joey, un cheval fougueux dressé par le jeune Albert (le mielleux Jeremy Irvine) dans la campagne anglaise du début du XIXe siècle. Le père de ce dernier, un fermier ivrogne et vétéran de guerre (le trogneux Peter Mullan) l’a acquis dans une vente aux enchères à un prix exorbitant, dans un élan de fierté de classe mal placée. Coup de colère de la mère (la caricaturale Emily Watson), coup de foudre du jeune garçon, coup de déprime du père. S’en suit une amitié sans faille entre Albert et l’équidé, qui irradie la vie du jeune fermier en dépit des moissons pas toujours avantageuses et de la guerre qui monte sur le continent. La réalité historique et sociale finit d’ailleurs par reprendre son droit et briser l’idylle animalière du jeune homme : le père, ruiné, vend le cheval à un officier britannique qui s’apprête à partir au front. Albert supplie, pleurniche, mais rien n’y fait : war is declared ! L’officier, tout de même touché, n’oublie pas à qui ce cheval appartient et donnera des nouvelles à Albert dans la mesure du possible. Mais dès sa première charge contre les Allemands en campagne française, pas de chance, il meurt : Joey est récupéré par l’ennemi. Il passera ainsi le reste du film (soit une bonne heure et demie) à croiser la route de plusieurs personnages qui seront tous touchés, d’une façon ou d’une autre, par l’animal.
On a parlé, pour ce film, d’un retour au cinéma candide et naïf du Spielberg des années 1980. On a parlé d’hommage au cinéma classique de l’âge d’or hollywoodien. On a même cité le nom de John Ford. Diantre ! Comme on s’extasie facilement, comme il suffit d’un rien pour qu’on s’y réfère ! La naïveté et la candeur ont quand même bon dos. Celui de Ford doit commencer à lui faire mal. Cette histoire d’amitié garçon/canasson paraît pourtant à l’évidence bien plus tenir de Walt Disney. C’est ce qui frappe instantanément quand on voit le jeune Albert, les yeux grands humides, tenter d’offrir une pomme au poulain Joey encore tout sauvageon au début du film : s’apprivoiser mutuellement, accepter l’autre, se faire des mamours… Disney a toujours été le giron maternel de Spielberg, la scène primitive sur laquelle il est condamné à revenir, éternellement. Cette scène lui a parfois réussi (E.T.) mais elle s’est aussi souvent montrée désastreuse (Hook ou son insipide sketch de La Quatrième Dimension). Dans Cheval de guerre, elle oscille entre un académisme appliqué mais improductif (tout le début) et des scènes carrément embarrassantes comme le passage avec Niels Arestrup en confiturier français et sa petite fille innocente-mais-à-qui-on-ne-la-fait-pas. Tout l’attirail de cinéaste expérimenté de Spielberg, avec cette façon de partir du détail pour aller à l’ensemble, de montrer le point de vue avant de montrer celui qui regarde, la lumière baveuse de Janusz Kaminski et la musique assommante de Williams alourdissent les sabots d’un récit déjà pas léger avec des fers en plomb.
Mais tout englué qu’il est dans l’imagerie Disney, Spielberg n’en reste pas moins toujours attiré par un horizon paternel plus pervers et destructeur. Ce serait son versant hitchcockien (le Hitchcock de La Mort aux trousses et Les Oiseaux qui aime malmener ses personnages). Ainsi Cheval de guerre, dès qu’il aborde de front la guerre, est ponctué de moment de bravoure assez saisissants, le plus marquant étant celui où Joey galope à toute allure au milieu du champs de bataille et finit par s’embourber dans les barbelés. Scène terrible. Spielberg a toujours su filmer la guerre, non pas comme un lieu révélateur des désirs humains ou comme espace de clivages sociaux, à la Kubrick (rien de plus étranger pour Spielberg que les désirs et le social, rien de plus étranger d’ailleurs pour Spielberg que le cinéma de Kubrick), mais comme spectacle. Spectacle pyrotechnique mais surtout spectacle de destruction. La cruauté des contes disneyens (propre à tout conte moral) est sabordée au profit de l’exhibition fascinante de la guerre et de la course à la mort. Autant dire qu’on passe du coq à l’âne.
Cheval de guerre est un film curieux. Le message d’espoir qu’est censé incarner Joey a une drôle de gueule. Car tous ceux qui ont côtoyé le cheval y laisseront des plumes : certains perdront un proche, d’autres seront blessés ou mourront carrément. À y regarder de plus près, il semble même être le vecteur par qui la guerre et son horreur arrivent. Décidément, les animaux, chez lui, ne sont jamais très avenants. Ironique Spielberg ? Pas forcément. On voit mal le réalisateur le plus puissant du monde escamoter consciemment un récit mièvre pour l’entraîner sur un terrain plus cru, à la façon des cinéastes mercenaires style Joe Dante ou John Carpenter. Il faut voir dans ce manque d’homogénéité le signe de l’hésitation qui a toujours tiraillé son cinéma, entre le grand spectacle et la peur intime, entre le divertissement familial et le conte cynique, entre Disney et Hitchcock. Autrement dit, entre le père (qui le fascine mais qui l’a abandonné) et la mère (qu’il méprise mais qui le stabilise). Ne pas vouloir départager, c’est la façon qu’a tout enfant de divorcés de fuir le dilemme auquel il se voit soudain confronté : choisir entre papa et maman. Le choix est intenable, non parce qu’il est impossible, mais parce qu’il nous soumet à une question dont on ne veut pas savoir la réponse. Alors plutôt que de choisir, on souhaite la réunification du couple parental. Toute l’œuvre de Spielberg s’est jouée sur ce registre, le vœu de reconstituer le foyer, de combler le manque angoissant, la quête du père, la perte de l’innocence, etc.
Mais tout cela, dans le fond, ne dissimule rien d’autre qu’un bête désir de retour à la normalité, obstination (plus qu’une obsession) conservatrice totalement illusoire (et dérisoire). Ce désir infantile refuse tous les autres désirs. Il fait de son objet un drame qui surclasse tout (la guerre, la fin du monde, l’Holocauste). D’où la limite considérable de son cinéma, sa faible portée humaine, son manque de regard, sa niaiserie. C’est pourquoi ses scènes de destruction sont si efficaces, parce qu’inhumaines et liées à l’enfance (comme la stupéfiante attaque extra-terrestre au début de La Guerre des mondes), mais les rapports entre ses personnages sont totalement toc, contraints de passer par les artifices du scénario pour tenir la route du film (comme la tartine – au sens littéral et figuré – de beurre de cacahuète que Tom Cruise balance sur une vitre dans la même Guerre des mondes). D’où, aussi, son succès. La pauvreté de ses aspirations, finalement, rassure, et permet de s’y identifier presque instantanément (nous sommes tous un peu rivés sur le stade anal de nos angoisses d’enfant). La cinéphilie du milieu, celle qui se cache derrière des arguments hésitants à base de « montage », de « composition du cadre » et de fétichisme du plan, s’est reconnue dans le déploiement virtuose de Spielberg parce qu’il n’implique justement aucun choix. Ni moral (la fameuse douche de La Liste de Schindler), ni politique (l’ambivalence maladroite de Munich), ni social (la nullité du discours de The Terminal). À force de trop hésiter, son cinéma a fini par devenir nébuleux, sans direction (la fameuse « période noire » des années 2000 qui a tant séduit la critique est quand même un sacré sac de confusion idéologique). Où veut-il vraiment en venir avec Cheval de guerre et son faux optimisme, sa fausse croyance humaniste qui ne dupe pas grand-monde, même pas lui-même ? Nulle part, on le craint. C’est pourquoi l’image de Joey déchaîné dans les barbelés sous les bombes est la plus vraie du film, celle qui indique le mieux qu’on ne sait pas trop ce qu’on fait, mais qu’on y déploie en tout cas toute son énergie.