Twin Peaks : Fire Walk with Me est une étape importante dans la filmographie de David Lynch : non seulement le film clôture la période Twin Peaks (du moins pour un temps seulement, puisque le cinéaste s’apprête à révéler la très attendue troisième saison de la série), mais il amorce surtout le tournant des récits tortueux et labyrinthiques qui feront la marque de Mulholland Drive et d’Inland Empire. Revoir le film permet surtout de dissiper un malentendu sur Lynch imputable à la réputation (peut-être aujourd’hui légèrement exagérée) dont jouit Mulholland Drive : loin d’être le chantre de fictions cryptées et ésotériques, Lynch est un narrateur très précis, pour peu que le spectateur suive le chemin qui lui est indiqué. L’ouverture de Fire Walk with Me invite dans cette perspective à poser un regard qui part de la profondeur pour aller ensuite au premier plan : après un générique s’inscrivant sur un fond bleu fourmillant, un travelling arrière révèle la présence d’une télévision dont les interférences forment ce foisonnement coloré. Un coup percute la télévision ; une femme hurle ; un corps glisse sur une rivière. Raccord : la rivière n’est désormais plus que l’arrière-plan qui tapisse le mur d’un bureau, celui de l’agent Gordon Cole, incarné par Lynch lui-même, qui annonce que l’on vient de retrouver le corps d’une jeune femme. Que dit ce prologue ? Que le récit qui va suivre sera affaire de double-fond : double-fond de la jeune Laura Palmer, girl next door aux secrets obscurs, double-fond de son père, possédé par le maléfique Bob, double-fond de l’image (ce que confirmera la présence d’un tableau comme passerelle entre deux mondes) et enfin, double-fond des couleurs, qui joueront un rôle capital dans la mise en scène de Lynch. Tandis que Gordon Cole transmet ses indications à sa secrétaire, l’ombre du policier se projette sur le bleu de la rivière qui décore la pièce. Sa subalterne, quant à elle, avance vers la caméra, passe devant elle, puis disparaît. Cette curieuse scène, répétée quelques plans plus tard avec une autre femme, cette fois blonde, synthétise discrètement l’horizon du récit, articulé autour de femmes avalées par ce bleu qui ouvre et referme le film.
Rouge, jaune et bleu
Quel est donc le secret de ce bleu ? Lynch, en cinéaste retors, glisse la réponse dans une scène codée dont toutes les réponses, sauf la plus importante, seront données : alors que son personnage informe l’agent Chester Desmond (incarné par le chanteur Chris Isaak) et son jeune partenaire (Kiefer Sutherland) de leur mission, une jeune femme apparaît et exécute une série de grimaces et de gestes porteurs de sens (tel signe indique que la police locale serait peu coopérante, tel détail vestimentaire que l’affaire implique de la drogue, etc.). Pourtant, et les personnages ne le voient pas, le plus important se trouve ailleurs : cette femme, habillée en rouge de la tête au pied, apparaît devant un avion peint en jaune. Sur sa veste, une rose bleue : le seul élément du puzzle dont Chester Desmond ne peut pas révéler la signification à son partenaire. Cette énigme, dont la solution ne sera jamais donnée, brouille pourtant moins le récit qu’elle ne délivre tacitement la clef de tous les événements qui vont suivre : si le film paraît troué de scènes étranges, nébuleuses et fantasmatiques qui semblent livrées au chaos, il obéit pourtant à un ordre aussi simple que secret – celui de la cohabitation des couleurs primaires, rouge, jaune et bleu.
Chacune de ces trois couleurs est ainsi associée à un réseau de personnages, scènes ou manifestations. Rouge : rouge, comme le feu ardent qui consume Laura dans le bar infernal où elle fait ses passes ; rouge, comme la couleur des rideaux qui recouvrent les murs de la « loge noire » (black lodge) ; rouge, comme les vêtements du nain qui y réside. Bleu : bleu comme les éclairs qui annoncent la venue de Bob, cet Indien démoniaque qui vient la nuit violer Laura depuis qu’elle a douze ans ; bleu comme le pantalon et la veste en jean de Bob ; bleu comme la voiture que conduit la voiture du père de Laura, lui qui est possédé par l’esprit maléfique. Jaune : blond, comme les cheveux de Laura ; or, comme le « garmonbozia », ce « maïs » que Bob aurait dérobé et dont se nourrissent les habitants de la « loge noire », etc. Ces trois couleurs sont au cœur de l’écriture de Lynch, qui dissimule toutefois le terrible trauma du film, celui autour duquel tout s’organise et se dérègle – l’inceste – dans une quatrième, le jaune teinté du bleu qui va engloutir l’héroïne : le vert, celui-là même qui irradie de la bague qui scellera la disparition des deux personnages principaux (Chester Desmond, qui se volatilise subitement à la découverte de cet anneau, puis Laura Palmer). Le vert marque la salissure du bleu sur le jaune, en témoigne cette curieuse scène située au tout début du film où le personnage de Chester Desmond arrête le chauffeur (habillé en bleu) d’un bus rempli d’enfants en train de pleurer et de hurler. Autour du véhicule jaune d’où s’échappent les plaintes des gamins, le vert de l’herbe pointe déjà le mariage entre le jaune du « garmonbozia » (cette substance qui semble renfermer la quintessence du « chagrin et de la douleur ») et du bleu mortifère. Il en ira de même lorsque Laura commencera à soupçonner que son père puisse être Bob : c’est sur le patriarche que se fixera dès lors la couleur qui dominait déjà les teintes de la maison.
Le vert indique la présence cachée du bleu : quand Laura comprend que la même bague émeraude se trouve aux doigts de plusieurs figures de son passé et de ses songes, la lumière bleue de Bob s’abat sur son visage, comme si le démon tombait enfin le masque. Cette flamboyance des couleurs – auxquelles s’ajoute bien entendu le rouge qui illumine les joues mouillées de Laura, à la fois petite fille brisée et femme lascive prête à brûler de désir – nourrit ainsi le portrait, au fond limpide malgré les arabesques de la narration, d’une adolescente trouée d’une blessure immense, infligée par un père monstrueux. Twin Peaks : Fire Walk with Me se révèle être ainsi, à l’instar des autres grands films de Lynch (Inland Empire, Mulholland Drive, Lost Highway), un film d’horreur caché, ici sur la terreur d’une jeune fille qui se demande, en regardant son père aimant, s’il ne serait pas aussi un autre, l’Autre, celui qui vient voler ses nuits et ce qui lui reste d’innocence.
L’homme qui vient du bleu
Dans une scène tétanisante pour Laura, Leland/Bob voit surgit le mystérieux « One-arm man », un manchot qui apparaît comme l’alter ego de Bob et qui accuse ce dernier de lui avoir dérobé le « maïs ». Encore secoué par cette agression qui révèle à sa fille son double-fond, Leland a cette phrase, difficilement traduisible en français si l’on veut conserver son double sens, qui sonne comme un aveu terrible : « A man comes out of the blue like that. What’s the world coming to ? » Pour conjurer les assauts de « l’homme qui vient du bleu » et repousser la tentation du rouge dans lequel Laura veut tout entière se brûler, c’est logiquement dans le blanc que la jeune fille trouve refuge : le blanc de la cocaïne qu’elle sniffe pour atténuer sa douleur, le blanc immaculé des ailes des anges qui veillent sur elle. Ces anges, ce sont avant tout les nombreux hommes qui lui font preuve d’affection et qui pourraient faire rempart à l’inéluctable fatalité qui semble régir le destin de Laura : il faut voir son regard quand, joueuse, elle entend son petit-ami Bobby, pour qui elle n’a pourtant pas beaucoup d’estime, proférer cet avertissement : « You’ll be calling soon, and maybe I won’t be around. » À ces mots, qui résonnent comme un funeste présage, la joie enfantine de l’adolescente consciente de son pouvoir d’attraction s’estompe le temps de quelques secondes ; ses yeux verts se voilent d’une détresse muette, que balaie un sourire amadoueur par lequel la jeune femme avorte le conflit. Cette tristesse aussi soudaine que fugace, cette prise de conscience que, bientôt, elle se retrouvera seule, brûlée par le feu qui couve en elle, est le plus beau double-fond d’un film qui accompagnera son héroïne jusqu’à ce que son corps, paisible, soit recouvert d’un plastique blanc, et que son âme, libérée, se dissolve dans le rouge de la chambre secrète et la plénitude d’un bleu figeant à jamais son sourire.