Si la cohérence de l’œuvre de Woody Allen n’est plus à prouver, le sentiment de déjà-vu souvent avancé par ses détracteurs pour justifier leur lassitude à la sortie de chacun de ses nouveaux films est difficilement attaquable. Preuve en est avec ce Magic in the Moonlight qui reprend quelques-uns de ses thèmes fétiches (le quiproquo amoureux, la magie et l’illusion, les années 1920 et leur cortège de beaux costumes et coiffures bien mises) dans un emballage de comédie sentimentale bavarde qu’on jurerait avoir déjà vu cent fois, de Comédie érotique d’une nuit d’été à Minuit à Paris en passant par La Rose pourpre du Caire, Coups de feu sur Broadway, Le Sortilège du Scorpion de Jade ou encore Scoop… Les puristes adoreront et les sceptiques, s’ils ne seront pas confondus, resteront de marbre devant les habituels gimmicks du cinéaste. Magic in the Moonlight doit-il pour autant être vu seulement comme une plaisante mais dispensable panouille coincée entre d’autres grandes œuvres plus dignes d’intérêt ? Pas sûr : après le moins attendu mais globalement surestimé Blue Jasmine, dont le principal atout reste l’interprétation de Cate Blanchett, Magic in the Moonlight brille d’éclats moins aveuglants mais plus caressants, provoquant une délicieuse ivresse aussi légère qu’une ou deux coupes de champagne bues dans la chaleur écrasante d’un après-midi d’été.
Soleil trompeur
Comme souvent chez Woody Allen, les interprètes du film participent grandement à sa réussite. Pour un Kenneth Branagh plombant Celebrity à force de gesticulations grotesques censées singer le cinéaste dans ses plus grands numéros d’acteur, il y a toujours un Larry David (Whatever Works) pour s’approprier avec brio le geste allenien sans s’y dissoudre complètement. Même chose pour les muses : n’est pas Diane Keaton ou Mia Farrow qui veut, et si Scarlett Johansson sut apporter le temps de trois films une rafraîchissante verve érotique relativement nouvelle pour le réalisateur, d’autres s’y sont brûlé les doigts. Magic in the Moonlight repose sur l’alchimie entre ses deux comédiens principaux et, comme dans les meilleures comédies du remariage de l’âge d’or hollywoodien, le jeu du chat et de la souris auquel se livrent avec un bonheur et un talent évidents Colin Firth et Emma Stone est pour beaucoup dans la joie irrésistible que procure Magic in the Moonlight. Car c’est bien là le motif principal du film : le jeu, la duperie, le bluff et la tentation de s’y abandonner, autant de délices gentiment pervers auxquels se livrent les deux héros dans leurs occupations professionnelles, et qui vont constituer le sel de leur rencontre et de leur confrontation. Magic in the Moonlight, comédie aux inépuisables ressorts scénaristiques, prend appui sur le plaisir étourdissant de la surenchère, la course effrénée vers le bord du gouffre émotionnel dans lequel il est tout aussi tentant que dangereux de se plonger.
Loin de refaire le coup de la carte postale quasi morbide de Minuit à Paris, Woody Allen situe sa comédie sur la Côte d’Azur dans les années 1920 sans jamais véritablement s’intéresser, et encore moins à tirer profit, de ce décor. Point de Français pittoresques ni de reconstitution faussement patinée ici : les personnages sont tous anglo-saxons et les paysages baignés de soleil de la Provence constituent tout juste un cadre plaisant à l’intrigue qui met en scène la haute société internationale de l’époque, entièrement dévouée aux garden parties et autres siestes indolentes sous le soleil de plomb d’un été dans le sud. Stanley, un célèbre prestidigitateur anglais (Colin Firth) aussi riche que cynique, est dépêché dans le sud de la France par un de ses amis pour confondre une mystérieuse jeune femme, Sophie (Emma Stone), dont les ahurissants talents de divination en font la vedette d’une communauté de riches oisifs. Convaincu de l’imposture de la jolie médium, Stanley va tenter par tous les moyens de lui tendre des pièges avant de baisser progressivement la garde devant les révélations de plus en plus troublantes de Sophie. Entre les deux, le trouble s’installe ; mais s’il y a forcément un dindon de la farce, duquel des deux s’agit-il ?
La beauté des écrans
Derrière les nombreux gags, les seconds rôles pittoresques, les twists scénaristiques et les dialogues parfaitement ciselés que Woody Allen, très en forme, met en scène avec son habituel sens du timing – on ne répétera jamais assez à quel point la science de la comédie est loin d’être exacte, recelant une part de miracle que ce grand fan de magie guette probablement de toute son impatience névrotique – se dessine en creux le portrait d’un quadragénaire désabusé et aigri qui se résout à accueillir avec extase le retour inopiné de la foi dans son train-train quotidien. Croire, c’est attendre, espérer, et donc vivre, nous dit en substance le cinéaste, dans une ferveur plus romantique que mystique (sur ce point, Woody n’a pas changé non plus, la religion l’intéresse toujours aussi peu, sauf s’il s’agit de la moquer). Le désir et la joie se révèlent ici au mâle vieillissant dans l’abandon aux talents inexplicables d’une jeune femme fraîche comme le jour, et peu importe finalement l’issue de son enquête sur Sophie : le seul fait d’y croire suffit à envoyer valser les certitudes de toute une vie. En ce sens, Magic in the Moonlight se rapproche de La Rose pourpre du Caire, dans lequel la naïve Mia Farrow se projetait littéralement dans le film qu’elle regardait sans cesse dans le même cinéma. Que se passe-t-il quand l’objet de ses fantasmes devient réalité, quand la croyance absolue se matérialise et se confronte à la vérité la plus morne, la plus triste ? Ici, contrairement à l’héroïne de La Rose pourpre du Caire, le personnage de Colin Firth ne croit plus en rien depuis longtemps, mais il suffit d’une étincelle de doute pour ranimer la flamme : soudain, la vie reprend ses droits et le ciel étoilé du sud de la France devient un formidable écran dans lequel peuvent se projeter les désirs les plus fous (magnifique scène de l’observatoire). C’est très beau, et c’est souvent ce que Woody Allen réussit le mieux : faire vibrer dans un même accord, sans pathos ni complaisance, l’espoir, l’humour et la mélancolie.