On a souvent reproché à Woody Allen de se répéter indéfiniment de film en film, d’user ses thèmes fétiches jusqu’à la corde et de compenser une inspiration en berne par des castings luxueux. On ne saurait donner totalement tort à ses détracteurs, mais l’attaque est aussi idiote que vaine : désormais hors du temps, résolument unique dans son fonctionnement, ses modes de production et sa façon même d’aborder le cinéma, Woody Allen se fiche bien de savoir si ses films plaisent ou non et si son petit dernier ne ressemble pas un peu trop au précédent. Bon gré mal gré, il tient avec une régularité de métronome son rythme impeccable d’un film par an, ne regarde presque jamais derrière lui et se contente de faire ce qu’il a envie de faire.
Cette absence totale de calcul dans la façon dont Woody Allen construit sa filmographie est ce qui rend intéressante chacune de ses œuvres. Ainsi, même s’il ressemble souvent à un « best of », Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu n’est pas un film dénué de fraîcheur ni d’originalité. Au contraire, il est empreint d’une surprenante mélancolie, qui pointe entre les gags et contamine peu à peu l’ensemble du film : seule la noirceur de Match Point et Le Rêve de Cassandre augurait de la tristesse diffuse de cette comédie londonienne triste comme le crachin anglais. La sensualité de Vicky Cristina Barcelona et l’impertinence de Whatever Works étaient donc des leurres : Woody rit du démon de la quarantaine, de la cinquantaine ou de la soixantaine, des crises existentielles que l’on peut vivre à chaque âge de la vie, mais l’humour, en plus d’être grinçant, est empreint d’une amertume qui rend le film émouvant, aussi anecdotique soit-il.
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu entrecroise les destins de plusieurs personnages : Sally (Naomi Watts) travaille dans une galerie d’art qui appartient à Greg (Antonio Banderas). Elle est mariée à Roy (Josh Brolin), écrivain frustré qui peine à boucler son dernier roman et fantasme sur sa jolie voisine, Dia (Freida Pinto). Le père de Sally, Alfie (Anthony Hopkins), travaillé par le démon de midi, décide du jour au lendemain de plaquer sa femme Helena (Gemma Jones) et tombe amoureux d’une poule de luxe de trente ans de moins que lui, Charmaine (Lucy Punch). Désespérée, Helena se tourne vers une voyante qui lui prédit qu’elle va rencontrer un bel et sombre inconnu…
La magie et les sciences occultes et divinatoires ont toujours amusé Woody Allen : d’Alice à Scoop en passant par Le Sortilège du Scorpion de jade, le cinéaste aime utiliser les tours de passe-passe et les croyances absurdes comme révélateurs des frustrations de ses contemporains. Ici, la mère délaissée trouve un réconfort inattendu dans les prédictions rocambolesques de sa voyante et répercute sur sa fille et son gendre ses nouvelles lubies… qui vont accélérer l’implosion du couple. Les mésaventures amoureuses du couple Naomi Watts/Josh Brolin évoquent une version allégée des dramatiques atermoiements de Maris et Femmes, et les pirouettes du sort qui frappent l’écrivain rappellent l’ironie du hasard qui donnaient tout son mordant au final de Match Point. Les portes claquent et les vannes fusent comme dans un Labiche passé à la moulinette du célèbre humour juif new-yorkais.
L’ensemble pourrait désagréablement ressembler à un film sans âme qui se contente de recycler des formules éprouvées, mais Woody Allen utilise ses vieilles marmites pour perfectionner son regard sur le monde qui l’entoure et sur les petits travers d’une société qu’il parodie sans méchanceté, mais avec une légère tristesse. C’est particulièrement frappant dans l’histoire du père amoureux d’une actrice porno au QI de poisson rouge, qui ne se rend compte que trop tard qu’il s’est fait plumer. Anthony Hopkins offre à l’ambiguïté de son personnage une mélancolie assez profonde, celle de l’homme vieillissant qui décide de s’offrir une nouvelle jeunesse, contre toute logique. Dommage que Lucy Punch soit moins subtile dans son rôle de pouffe décérébrée que Mira Sorvino ne le fut jadis dans un rôle équivalent (dans Maudite Aphrodite)… Lorsque le film s’achève, le sentiment d’avoir été quelque peu baladé par un Woody en petite forme peut prendre le dessus ; mais c’est tout le talent et la roublardise du cinéaste new-yorkais de laisser son œuvre, même mineure, prendre de l’ampleur et se révéler bien plus riche qu’elle n’apparaît.